18 Mars 1945 : La hantise de la faim conduit certains à absorber les produits les plus divers : rats et souris, très prisés, pommes de terre pourries et épluchures de pommes de terre en purée, sautées ou frites, marc de café-ersatz avec confiture ou sauté à la margarine.
D’autres cambriolent les cuisines ou volent les jardins. C’est ainsi que notre plate-bande de poireaux est rasée dans une nuit.
Bombardement formidable de Vienne. Les nouvelles sont excellentes. Certains s’attendent à la fin pour dans quelques semaines. Il le faudrait bien, parce que les provisions ne tiendront pas plus longtemps.
25 Mars : Seule la flemme au lit permet de tenir le coup et de calmer un peu la faim : nécessité de passer environ 14 h sur 24 au lit. C’est bien dommage quand il fait beau comme en ce moment. De même, pas de promenade de plus de 3/4 h.
Heureusement que la fin approche de plus en plus : on a bien l’impression que cela s’effondre de toutes parts. Malheureusement les craintes de déménagement du camp renaissent. Ce serait une catastrophe dans l’état dans lequel nous nous trouvons.
Depuis une quinzaine, bombardements massifs de Vienne, dégâts considérables.
27 Mars 45 : Le camp est dans la fièvre. On sent enfin l’effondrement final, et les bobards les plus extraordinaires fleurissent sur la grande allée. D’heure en heure on fait avancer à travers le pays les colonnes alliées, qui foncent à partir des têtes de pont sur le Rhin. On parle de Nuremberg, de Kassel, de demande d’armistice rejetée, de drapeaux blancs et de draps blancs sur les maisons etc. La nourriture et les menus, qui, il y a encore quelques jours, faisaient le sujet presque exclusif des conversations, ont complètement disparu, pour faire place à la discussion des opérations et aux projets d’avenir. Il semble que les nouvelles ont fait s’évanouir l’obsession de la faim avec sa sensation lancinante qui ne nous quittait plus depuis des mois. Car, pour ma part en tout cas, je puis dire que depuis Novembre ou Décembre je souffre sans arrêt de la faim. Je n’ai d’ailleurs qu’à me regarder sous la douche pour en constater la répercussion : pas tout à fait 60 kg, ce n’est évidemment pas gras. Mais passons.
Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls atteints par cette fièvre : les autres aussi. Officiellement les nouvelles sont très confuses, du fait du silence de sécurité. Seuls les correspondants et les agences donnent des informations, souvent contradictoires. Il va falloir attendre encore 24 ou 48 h pour avoir quelques précisions. C’est exactement comme lors de l’avance en France, après la percée d’Avranches[1]. Cela remonte le moral ; il en avait besoin. Marion faisait aujourd’hui la remarque suivante : « N’avez-vous pas constaté que depuis des mois nous ne rions plus. » C’est exact. Tous nous sommes fatigués, nerveux, irritables, abattus. Cela provient en partie de la sous-alimentation, mais aussi de la longueur de cette épreuve.
28 Mars : Comme d’habitude, des hauts et des bas, des oscillations de pendule. Après l’agitation d’hier, tout est calme aujourd’hui, pas un seul bobard, probablement parce que ceux d’hier ne se sont pas confirmés. Pourtant les nouvelles officielles sont excellentes : combats dans Francfort, Hanovre, 3km de Giessen, 10 km de Breslau etc. Ce qui est curieux ici : pas d’alerte depuis deux jours !
29 Mars : Le calme continue ; pas de bobards, pas d’alerte, le silence de sécurité continue. Pourtant dans la nuit on entend le canon au loin ( ?) et les craintes de déménagement s’amplifient, car officiellement la frontière autrichienne a été franchie ce soir. On prend diverses dispositions pour regagner au plus vite nos foyers. Les nouvelles du soir sont excellentes : la décomposition s’accentue : au Nord, les Anglais foncent et font des prisonniers par dizaines de milliers. Effondrement partout à l’Ouest. A la suite de ces dernières nouvelles de l’Ouest, les craintes de déménagement du fait de l’avance russe diminuent de nouveau : toujours le jeu de bascule !
30 Mars, Vendredi Saint : Le calme continue ; de moins en moins de bobards, les nouvelles officielles sont d’ailleurs suffisamment intéressantes : Paderborn, Marburg, Heidelberg, Danzig… Ils sont catastrophés ; plus moyen de raconter des histoires, maintenant, pour regonfler le moral ! Le roulement lointain du canon en direction du Sud-Est continue, et va même en s’amplifiant. De nouveau une petite alerte dans la journée, mais sans survol. A l’ouest les routes sont paraît-il encombrées de réfugiés, de véhicules et matériels détruits. Il règne le plus grand désordre ; des régiments entiers, en déplacement, sont faits prisonniers. On peut se représenter cela : on l’a connu !
La saison est nettement plus avancée que l’an dernier : à pareille époque il y avait encore, en Mars, un mur de neige de un mètre du côté du stade. Cette année, tous les jardins sont déjà à peu près retournés, certains déjà ensemencés. Les lointains, qui hier encore avaient leur aspect de tapis brosse d’hiver, viennent subitement de prendre une jolie teinte vert tendre : c’est bien le printemps !
31 Mars : Cela recommence à s’agiter un peu. Le calme des jours précédents ne pouvait évidemment pas durer. Ainsi aujourd’hui on mettait déjà les Russes à Wiener-Neustadt[2]. Attentat et troubles à Vienne, évacuation d’un quartier de Vienne par les habitants, sans bagages. Les craintes de déménagement s’amplifient. A l’Ouest il semble y avoir un certain ralentissement, dû à une consolidation des avances. La 1ère Armée française a franchi le Rhin.
Mon anniversaire[3] : mes camarades me l’ont très gentiment souhaité, avec un déjeuner un peu plus copieux, accompagné de café. Cela fait du bien !