… en attente à la ferme

7 Mai : Réveil avec un temps assez beau. Décidément notre changement de cantonnement nous aura réussi. Thé. Puis enfin possi­bilité de faire un nettoyage complet, toilette, brossage des effets etc. Cela occupe une bonne partie de la matinée et était bien nécessaire. Les nuages passent rapidement et de temps en temps le soleil se montre pour réchauffer juste suffisamment. Cuisine : pommes de terre en robe avec du pâté allemand et de la mar­garine.

A 14 h cérémonie du salut au drapeau avec re-discours pompier du Cdt. Berthelot. Malgré tout, cela nous fait quelque chose de voir flotter notre drapeau après tant d’années de cap­tivité.

Puis je me précipite vers la rivière ; le soleil se mon­tre heureusement tout à fait et chauffe bien : toilette du haut en bas, et comme il fait si bon, j’en profite encore pour faire une lessive malgré mes mains toujours en triste état. Le moral va de mieux en mieux, d’autant plus qu’en remontant au cantonne­ment, je constate qu’un ravitaillement formidable est arrivé : de la viande comme jamais nous n’en avons tant vue en 5 ans, orge, bratling, sucre, pain, pâtes etc. Nous voilà parés pour un bon bout de temps, et il semble vraiment que la période des vaches maigres est passée.

Puis on apprend que le Général est entré en contact avec les Américains qui sont à 8 km de nous. Les voilà enfin. Le bouchon anti-char ne semble pas vouloir être très mordant mais les Américains fidèles à leur tactique d’éviter des pertes inu­tiles, attendent que Kaplitz se rende.

Cuisine : oeufs sur le plat, ragoût de foie et cœur excellent ; puis le soir je vais faire une nouvelle promenade en direction de notre charmante rivière. C’est vraiment un pays rêvé pour faire du camping, des sites épatants et tranquilles où il ferait bon revenir plus tard, avec J.P. p.ex. au cours d’une randonnée en bicyclette : par exemple, train jusqu’à Linz et remon­ter ainsi jusqu’à Prague. Toute cette région du Boehmerwald est belle et nous l’avons goûtée, malgré les conditions souvent catastrophiques dans lesquelles nous l’avons en partie parcourue.

Pendant toutes ces randonnées je songe beaucoup à mes chéris. Que j’aimerais qu’ils sachent que mes tribulations pa­raissent maintenant finies et que très bientôt nous nous rever­rons. Pour moi qui les sais en sûreté, le manque de liaison ne m’a pas paru par trop dur. Cela changeait si peu de l’Oflag, mais pour eux qui ont probablement été inquiétés par des commu­niqués de T.S.F. plus ou moins exacts, cette période d’incerti­tude a du être pénible. Si seulement je pouvais entrer en com­munication avec eux ; faute de cela, je songe beaucoup à eux et à notre prochaine joie.

Le paysage qui m’environne m’y pousse aussi. Cela ressemble tellement aux promenades que je compte faire bientôt avec eux à Kruth, et cela me donne tant d’idées de projets d’ave­nir, comme p.ex. celle de camping par ici, que chaque fois que je m’arrête pour contempler un nouveau point de vue, leur pensée vient à mon esprit. Soirée splendide.

En rentrant au cantonnement le soir au coucher du so­leil, on annonce que l’armistice général est signé, enfin. Cette fois-ci grand enthousiasme. Cela parait vraiment définitif main­tenant, bien que, dit-on, l’armée de Bohème ne le reconnaisse pas encore. Mais puisque les américains sont à la porte, ces chinoiseries n’ont plus d’importance.

L’armistice a été signé ce matin à 7 h. entre Eisenhower et Jodl et doit entrer en vigueur demain à 21 h. Enfin, c’est terminé, quel soupir de soulagement ! Sur cette excellente nouvelle, il ne reste plus qu’à aller se coucher en réfléchis­sant comment, en tant que popotier, je pourrai fêter dignement cet événement. Une pensée encore à mes chéris, qui eux aussi doivent être dans la joie.

8 Mai : Jour de la victoire. Un temps radieux. Il y a 3 semaines exactement, nous quittions le camp. Comme la situation a changé. Lever à 6 h, la campagne est fraîche et délicieuse. Je confectionne le dernier chocolat ( en réalité petit déjeuner cacaoté ) de nos provisions, mais avec du lait américain. Il faut bien commencer à fêter la victoire suivant nos moyens. Le soleil chauffe rapidement ; cette fois-ci c’est vraiment une bel­le journée de Mai comme chez nous ( je songe à nos excursions dans la Hardt à la recherche du muguet ), les arbres fruitiers sont en fleurs et dans la forêt par-ci par-là on trouve aussi quel­ques brins de muguet.

On confirme officiellement l’armistice et les condi­tions, les manifestations auxquelles cela a donné lieu dans les capitales etc. Le 8.5 est fixé comme jour de la victoire. Pour nous, certains camarades qui sont allés au P.C. du Bataillon ont vu des Américains sur la route, les veinards. Ils n’arrêtent pas de les décrire : tout leur passage était salué d’ovations ; mais il y en eu très peu, les troupes n’ont pas avancé.

Par contre, les véhicules allemands commencent à dé­filer en sens contraire, vers Linz, pour aller se rendre. C’est une file ininterrompue d’engins et de camions de toutes espèces roulant vers le sud, avec des à-coups et des stationnements, exactement comme ce que nous avons connu et vécu nous-mêmes en 1940. Cela dure toute la journée.

Pendant ce temps, cuisine : hors d’œuvres avec des conserves américaines, beefsteak sur le gril avec pommes sau­tées, pois au lard, fromage, nescafé et la fin de notre pousse-café. Ah ce premier beefsteak dont on avait tant parlé au camp, il a beau être un peu dur, on le savoure religieusement.

Le général est parait-il allé à Linz se mettre en liaison avec les Américains. Après déjeuner je vais faire une longue promenade exploration le long de la rivière, affluent de la Morava, c’est épatant. Je songe encore longuement à mes ché­ris et à notre prochaine rencontre. Puis installé sur une grosse pierre dans la rivière, j’écris mon journal. Le soleil tape. La rivière grouille de truites, beaucoup de camarades essaient de pécher avec des moyens de fortune ; certains ont pas mal de succès. En remontant au cantonnement, beaucoup d’excitation et de nouvelles. Ceux qui ont été en promenade à Kaplitz racontent que la ville est en effervescence, les magasins fermés, tout le monde dans les rues, des étrangers en foule, arborant les drapeaux de toutes les nations, surtout rouges etc. Des réfugiés allemands fuyant les tchèques et les russes ; des in­ternés politiques cherchant à gagner les lignes alliées etc.

Il parait que nous allons nous déplacer car nous som­mes dans une zone qui sera occupée par les tchèques, les russes allant jusqu’à la Moldava, les Américains au-delà. En tous cas, tout le monde préfère avoir à faire aux Américains.

Les distributions de vivres continuent sur le même rythme ; ce qui manque le plus c’est le pain. Cuisine : soupe légère après le gueuleton de midi. Après dîner je vais faire une promenade avec Berton sur la route. Il faut bien que nous voyions par nous-mêmes comment cela se passe, car depuis notre changement de cantonnement nous sommes bien éloignés de tout mouvement et de ce qui se passe à l’extérieur. Sur la route cela passe toujours ; des armes et des équipements en assez petit nombre dans les fossés, tout à fait ce que nous avons connu, mais un peu moins de pagaïe quand même. On voit 4 inter­nés politiques français qui se sont échappés dans une voiture allemande, habillés absolument comme des bagnards, l’aspect lamentable et squelettique, de tout jeunes gens, avec des yeux pro­fondément enfoncés et cernés.

9 Mai : Encore une journée splendide qui s’annonce. Le défilé sur la route a continué toute la nuit et ne s’arrête pas encore ! Lever à 6 h, thé et toilette, quel plaisir de pouvoir la faire régulièrement. Sauvage et Lienhart ramènent quelques dépouilles : du tabac en feuilles, des sacs tyroliens, des tabliers et sacs en caoutchouc, des affaires de cuisine etc.

Le bruit de déplacement se confirme ; un détachement précurseur part ce matin pour Rosenberg ; le reste demain à pied, mais bagages transportés. Cela nous met dans la zone américaine. Cela va être compliqué de transporter toutes nos provisions. Cuisine : pois avec pot au feu.

L’après-midi passe entièrement à faire la cuisine en vue du départ de demain : bouilli et rôti froid, oeufs durs, tisane, l’eau étant assez douteuse ici et les coliques allant en augmentant. Cela me donne un travail fou, et je n’ai guère le temps d’aller voir le défilé qui continue sur la route dans un embouteillage indescriptible parait-il. Le soir je suis un peu sonné par toute cette chaleur et n’ai plus aucun appétit. Je reste étendu dans l’herbe. Le ravitaillement continue sur le même ry­thme, à nous coller des indigestions si on mangeait tout. En plus des distributions, on procède aussi officiellement à des achats de gré à gré en marks aux communes. Mierry et Montbel vont faire des tournées pour ramasser du lard, des œufs et du lait. Dans l’après-midi une note américaine autorise les français à réquisitionner des véhicules ; aussitôt fait, certains camara­des sont envoyés en mission et ramènent véhicules de tourismes, camionnettes etc. C’est la réédition point par point de ce qui nous a été fait en 1940. Cela permet de constater le matériel formidable que ces messieurs trimballaient avec eux. On avait beaucoup critiqué les impedimenta dont nous nous étions chargés en 1940 dans nos voitures. Cette fois-ci nous constatons que chez eux c’est encore pire ; et cela porte non seulement sur du matériel, mais aussi sur de la nourriture de toute première qualité, jambons, biscuits, chocolat… Alors que la popula­tion civile et surtout nous et nos semblables, les travailleurs étrangers, étaient réduits à la portion congrue et à des ersatz sans nom, la Wehrmacht était choyée et soignée.

Une nouvelle note américaine autorise à désarmer les isolés et à s’approprier les armes. Aussi tout le monde s’équipe en pistolets et revolvers, ce qui donne lieu souvent à de sérieuses engueulades à l’encontre de certains qui mani­pulent ces engins de façon vraiment trop imprudente.

La cour devant la ferme est bientôt transformée en parc de voitures d’une belle importance ; certains s’amusent comme des enfants à tenir de nouveau un volant.

Puis on annonce qu’on peut écrire. Tout le monde se précipite pour aviser les familles de l’heureuse issue de notre équipée. Enfin à 9 h arrive la grande nouvelle : un premier motocycliste annonce au P.C. du Général que nous allons être rapatriés par avions ; quelques minutes après un deuxième que nous allons être transportés demain matin à la première heure par des camions américains à l’aérodrome de Linz, avec bagage allégé. C’est la grande fièvre, alors ; on prépare les bagages en faisant le tri de ce qu’on peut sacrifier et de ce qu’on veut absolument emporter. La cour de la ferme est transformée en fourmilière.

Quelques camarades arrivent d’Edelbach. Ils ont quitté le camp, frété une blindée qui a pris la direction de Linz et par hasard nous ont rencontrés. Les Allemands les ont aussi abandonnés. Pas de Russes encore. Ils ont vécu un certain temps sur les pommes de terre, puis après le départ des posten ont réquisitionné dans Edelbach.

Je vais faire l’interprète auprès du fermier pour lui donner nos dernières instructions. Malgré tout le matériel que nous lui abandonnons et qui lui assure du ravitaillement pour longtemps et une fortune en couvertures et en linge, lui et sa femme sont navrés de notre départ et expriment sans détour leur satisfaction de nous avoir eus chez eux : jamais ils n’ont eu des troupes qui se sont comportées d’une façon aussi correcte (??) même lorsqu’il s’agissait d’Allemands. Cela confirme ce que nous avons entendu sur la bonne réputation que les français se sont acquise à Kaplitz et dans les villa­ges des environs où tout le monde parait-il les a appréciés. Voyant ce qui s’est passé, je me demande comment les divers alliés des Allemands ont du se comporter ? C’est un peu com­préhensible quand on songe aux Russes de Vlassov qui venaient chercher les poules mitraillette au poing. Les regrets du fermier s’expliquent probablement aussi par l’appréhension de voir arriver les tchèques et surtout les Russes.

Toute la nuit, il y a de l’agitation dans la cour de la ferme, on dort évidemment très peu.