… en avion

Sur le terrain sont posées une cinquantaine de for­teresses volantes[1]. Bientôt les premiers embarquent, par groupes de 30 par avion, et prennent l’air. On ne réalise pas en­core tout à fait. On ne sait pas exactement où on atterrira, mais le voyage doit être long.

15 h. Notre groupe s’achemine vers l’aire d’envol. On établit une liste et on va sur le terrain après présenta­tion du pilote, gars très sympa qui nous donne des tas d’ex­plications dans un anglais 100% américain, et nous distribue des cigarettes Camel. Il a bombardé Berlin, Munich, Chemnitz etc. Les avions s’avan­cent mais celui que nous devons prendre parait en difficulté. Les autres le dépassent, s’envolent ; nous attendons toujours. Finalement on apprend qu’il a un pneu crevé, qu’il n’y en a pas de rechange et qu’il faut attendre qu’on en ait apporté un d’Angleterre. Nous partirons donc seulement demain. Petite minute de déception chez la plupart ; mais pour quelques uns, cela leur aura complètement détraqué l’humeur et ils ne s’ar­rêteront plus de grogner jusqu’à la fin. Cela montre bien combien le séjour en camp est déprimant pour les nerfs. Ce qui est curieux, c’est que ce sont les plus âgés qui sont les plus déçus, comme des gosses.

Nous sommes d’ailleurs loin d’être les seuls. Plus de 700 camarades arrivés sur le terrain ne partent pas aujourd’hui car il n’y a plus d’avions. Il n’y a donc plus qu’à chercher un gîte et nous nous installons sur des brancards dans les locaux annexes des hangars d’aviation.

L’organisation de ce transport a été bien américaine, pas de service d’ordre, pas de grandes gueulantes, tout mar­chait comme sur des roulettes, sans à coups et on ne voyait personne s’affoler et donner des ordres dans tous les azimuts. Les pilotes et membres des équipages sont tous très jeunes, des figures sympathiques, chemisette de soie, pantalon et blouson de cuir.

Les pilotes allemands étaient luxueusement installés dans cette base. Maintenant tout est plus ou moins saccagé, les vitres brisées par les mitraillages ; mais nous pouvons encore profiter des lavabos pour faire une toilette complète et nous débarrasser de la poussière de la route. Après cela une petite promenade sur le terrain parsemé de débris d’avions allemands carbonisés, pro­bablement mitraillés au sol, et visite en détail des forteresses volantes restées ici. Vraiment du beau matériel.

On se couche sur les brancards. Excellente nuit après cette journée exténuante.

11 Mai : Le jour nous réveille à travers les carreaux cassés à 5 h. Toilette complète, puis j’allume mon dernier feu ( du moins je l’espère ) pour faire un peu d’eau bouillante et le dernier nescafé. Déjeuner copieux car ma colique est terminée grâce au comprimé du toubib. Puis on traîne un peu et finalement on va se ranger par groupes de 30 devant les hangars. Mais cette fois-ci l’organisation est faite par les français, alors tout est plus agité, tout le monde donne des ordres, et finalement cela marche moins bien.

De longues files de camions réquisitionnés amènent des hommes des commandos voisins qui doivent parait-il aussi embarquer.

Hier il y a eu 1.500 passagers, aujourd’hui il doit y en avoir 3.000. Après un certain nombre de déménagements, les avions arri­vent par groupes de 6 : c’est épatant de les voir faire deux tours au-dessus de l’aérodrome et se poser sur la grande piste. A 11 h 30 nous nous rangeons devant l’avion S 338425, on y monte, en s’empi­lant pour le départ le plus possible à l’avant. Je suis collé dans le logement des bombes où nous tenons à 12 et je ne vois le sol que par une petite fente à mes pieds. Les moteurs se mettent en marche, tout vibre, l’avion roule pour se mettre au bout de la piste d’envol. On est assez ballotté. Tout d’un coup, toute secousse cesse, on a décollé, il est 12 h 05. Pendant quelques minutes en­core nous restons dans notre cagibi, puis nous pouvons circuler. Ce n’est évidemment pas bien commode, il faut enjamber pas mal d’outillage et de pieds, mais on est malgré tout beaucoup plus à l’aise que dans les camions d’hier. Trois camarades sont dans le poste de combat avant, deux aux mitrailleuses de chaque côté, deux dans le poste de pilotage derrière les deux pilotes, à la place normalement occupée par le sous-officier mécanicien, qui sert une mitrailleuse double tirant vers l’arrière. Derrière, se trouve le logement des bombes, à peu près vide en vol, car il n’y a pas d’ouverture et il y fait très chaud. Puis le poste radio avec un hublot de chaque côte, conte­nant cinq ou six camarades. Le reste se case dans la moitié avant de la carlingue, armée d’une mitrailleuse de chaque côté, avec un grand hublot à chacune, et un petit à la porte. La queue, contenant encore une mitrailleuse lourde tirant vers l’arrière, est vide. Les bagages sont entassés tout le long du couloir central et on s’assied dessus.

L’équipage, normalement de neuf hommes, maintenant seule­ment de quatre (deux pilotes, un radio, un mécano), nous distribue du chewing-gum et des boites de délicieux candies à profusion, bonbons aux fruits, massepains etc. Si c’est pour nous préserver du mal de l’air, c’est assez mal choisi ; passe encore pour le chewing-gum qui est assez indiqué, mais toutes ces sucreries auxquelles nous ne sommes plus habitués, nous empâtent vite la bouche. D’autant plus qu’il fait assez chaud malgré l’air venant du poste radio dont l’aération est ouverte. L’équipage est épatant avec nous, ceux qui sont disponibles viennent bavarder, s’intéressent beaucoup à la vie que nous avons menée. Notre mécano, un petit juif de type très méridional, a fait 50 missions sans autre accident qu’une petite blessure à la jambe. Il est ravi et rigole comme un gosse sur sa veine ; pour bien la faire voir, il porte d’ailleurs un blouson de cuir avec d’un côté l’inévi­table femme légèrement vêtue (peinte au moins sur une forte­resse sur deux), de l’autre un mickey avec « Lucky Warrior ».

Nous volons aux environs de 6 – 700 m. La campagne défile en dessous. Il fait un temps splendide mais les lointains sont cachés par la brume, on ne voit pas les Alpes. A 12 h 50 nous passons au-dessus de l’Isar ; à 13 h 25 au-dessus de Stutt­gart dont on contemple les destructions formidables ; puis très peu de temps après, un fort virage à gauche nous fait traverser le Rhin. Nous survolons Strasbourg, où par faveur spéciale, le pilote auquel Lienhart a signalé que c’était notre « home-town » fait une grande boucle à faible altitude. Il est 13 h 50 : mo­ment émouvant, c’est épatant. Quelques destructions, évidemment, mais il semble que ce soit moins grave qu’on ne le craignait.

Nous devons aller nous poser à Orléans. On survole les Vosges en passant au-dessus du Donon, très beau spectacle. Mais, alors que jusqu’à présent c’était assez calme, l’avion, du fait des montagnes, est passablement secoué. Quelques camarades commencent à verdir. Pour moi, malgré ma colique d’hier et les candies de tout à l’heure, cela va très bien. Ce qui fatigue le plus ce sont les vibrations continues et le bruit ; et ce qui est agaçant, ce sont les perpétuelles récriminations auxquelles j’ai déjà fait allusion et qui continuent. Décidément certains ne savent plus se dominer.

Je fais une courte sieste dans le fond et je me ré­veille au-dessus de Sens. Belle campagne du Gâtinais ; c’est frappant comme la densité des villages dans cette région pourtant fertile, est plus faible qu’en Allemagne. Puis on voit serpen­ter la Loire et ses bancs de sable au loin. On dépasse Orléans et on finit par se poser sur un aérodrome criblé d’entonnoirs, tous les hangars brûlés, parsemé de débris d’avions allemands. Les pistes, bien entendu, sont remises en parfait état. Ce n’est pas Orléans, mais Châteaudun, il est 15 h 57. Quelle joie de toucher de nouveau le sol de France, comme dans la chanson. Ici le sous-préfet est affolé. C’est la première fois qu’il reçoit des P.G. libérés, il a été prévenu à midi et rien n’est encore organisé. Voilà que nous retrouvons du même coup l’atmosphère française. On voit que rien n’est changé. Mais ne récriminons pas, bien que beaucoup ne s’en privent pas ; le fait d’être de nouveau chez soi doit faire passer sur tout cela. Les quelques civils accourus sur le terrain, des petits engagés volontaires de l’aviation, nous reçoivent d’ailleurs chaleureusement. On attend, couché dans l’herbe ; on nous a promis de la bière, un casse-croûte et un train à 9 h du soir pour Paris.

On rôtit au soleil. Au bout d’une heure, la Croix-rouge commence par nous amener de l’eau, puis vers 6 h 30, on distribue effectivement de la bière à peu près à volonté, de la confiture, des sardines et, ô merveille, du pain blanc : une petite flûte bien croustillante et légère, c’est épatant. On attend toujours ; les avions continuent à atterrir et débarquent sans cesse de nouveaux arrivants, puis reprennent l’air pour rejoindre leur base en Angleterre, d’où ils étaient venus le matin. Au total jusqu’à 9 h du soir, ils auront ramené 3.600 rapatriés. Le pauvre sous-préfet a fort à faire. C’est déjà beau qu’avec les faibles ressources de ce petit trou il ait réussi à ravitailler à peu près tout ce monde. Il nous annonce deux trains qui doivent partir de Châteaudun, les rames venant de Paris à 23 h et 2 h et deux autres partant de Chartres, où des camions américains vont transporter une partie des rapatriés.

Pour notre part nous commençons par gagner la gare de Châteaudun où la population, malgré l’heure tardive, nous fait un accueil enthousiaste, et on s’installe tant bien que mal sur les quais. Attente, on sommeille vaguement.

… en train

12 Mai : A 3 h Montbel me réveille pour me proposer de profiter d’une rame de camions américains qui doit transporter une partie des libérés sur Chartres. On embarque immédiatement et à 4 h on arrive à la gare où un train nous attend : les autres camarades ont préféré continuer à dormir à Châteaudun et atten­dre les trains du matin.

A Chartres, la Croix-Rouge nous ravitaille princière­ment : sandwichs à la confiture (toujours du pain blanc), biscuits sablés, de la bière, ce qui n’est pas très indiqué pour nos estomacs délabrés, mais on crève de soif. Le train s’ébran­le à 4 h 1/2. Un court somme et à 6 h on arrive à Montparnasse. Ah, revoir les rues de Paris ! C’est encore pas mal pavoisé, mais quelle circulation réduite en comparaison d’autrefois, surtout si on fait abstraction des véhicules officiels et de ceux des alliés. On nous transporte en autobus au Gaumont ; nouveau ravi­taillement avec du café chaud cette fois, heureusement, et des sandwichs aux maquereaux… C’est plus confortable pour atten­dre que l’herbe de l’aérodrome, car il faut encore attendre … beaucoup … Je télégraphie.

Un mickey et des actualités pour couper un peu cette attente, et vers 9 h, nous remontons dans des camions qui nous conduisent à Molitor, où doivent se passer les formalités. Can­tine installée par l’U.C.J.G.[2] Il fait terriblement chaud. Je suis complètement éreinté par le manque de sommeil et les journées précédentes. J’ai l’estomac toujours un peu détraqué, mais quelle joie d’avoir de nouveau revu ces paysages familiers, moins changés que je ne le craignais !

Attente … attente … je suis décidément trop abru­ti pour réaliser complètement. Je n’aspire pour le moment qu’à deux choses : un bain et dormir. Mais ce n’est pas encore fini. Pourtant le moment où l’on pourra vraiment agir selon son bon plaisir ne va pas tarder.



[1] Le Boeing B-17 Flying Fortress, construit à 12 600 exemplaires. (photo jointe)

[2] Union Chrétienne des Jeunes Gens : mouvement de jeunesse dinspiration protestante, branche française des Y.M.C.A.