…à pied (en Autriche)

17 Avril : Peu dormi, évidemment. La lumière devait durer toute la nuit. Ils la coupent bien sûr à 10h30. Malgré cela, pas mal de bruit dans la baraque jusqu’à tard dans la nuit, et à 4 h½ ça recommence. Lever à 5h ; je mets en train le dernier chocolat, à 6h on s’envoie encore un breakfast consistant. Le départ est fixé à 6h30. On ne quitte la baraque (dans un désordre indescriptible ) que vers 8h. On passe au Vorlager, où on touche le ravitaillement (1 pain pour 2 : 750 g, et 2 1/2 rondelles de fromage pour deux jours !) Attente. On quitte le Vorlager et le camp à 8h50.

Nombreux à-coups, arrêts, marche, arrêts etc. par Edelbach, vers Allensteig. Temps splendide ; on marche pas mal, mais les à-coups sont fatigants, ainsi que l’impossibilité de marcher à son allure. Beaucoup de militaires de toutes nations dans les camps rencontrés.

Traversée d’Allensteig, petite ville coquette, vers 11h30 (6 km). Cela fait une drôle d’impression de revoir de près des civils, des femmes, des enfants, des magasins, une vie normale, alors que depuis Août 41 je n’étais pas sorti du camp ! Tout paraît neuf, amusant !

La colonne présente un bel aspect de déménagement de bohémiens : des petits chariots de tous modèles, surchargés de bagages variés, des chargements hétéroclites, des brouettes etc. C’est tout à fait pittoresque ! En cours de route, nombreux trafics avec les habitants des villages traversés : surtout des œufs contre cigarettes ou chocolat (une I/2 douzaine pour une barre de chocolat, ou un œuf pour 2 ou 3 cigarettes). C’est plus difficile suivant que les villages sont occupés ou non par les Hongrois. Zwingen (8 km) halte. A 1 km plus loin, grande halte, cette fois-ci dans un vallon frais et riant. 12h, déjeuner frugal !

Départ à 15h, le soleil tape, mais on marche un peu mieux, sans trop d’à-coups. Les piques-fesses qui nous encadrent sont assez désabusés, mais la fameuse organisation fait totalement défaut. Rien n’est prévu pour nous ; c’est une pagaïe absolument inouïe. Bernschlag. On est arrivé à obtenir de marcher avec halte horaire : ¾ h de marche, ¼ h d’arrêt. Gross-Kainraths ; on arrive finalement à 17h à Echsenbach (18 km), où on nous parque dans une prairie au bord du village, en plein air, bien entendu dans une pagaïe noire, sans aucune organisation. On touche pourtant ¼ de soupe d’orge et 2 cm de saucisson (pour demain !) On se fabrique du thé, et on s’installe tant bien que mal : c’est plutôt froid et humide. Le Général fait une protestation indignée sur le genre de traitement qui nous est infligé.

Les nouvelles tiennent maintenant beaucoup du domaine du bobard : jonction Russes-Américains au Nord de la Tchéquie, Russes à 25 km de Berlin, Nuremberg encerclé.

(Très beau. Départ de l’Oflag XVIIA : EDELBACH – ALLENSTEIG – ECHSENBACH, 18 km Campement dans un pré )

18 Avril : Couché au crépuscule, malheureusement on entend des interpellations et des conversations dans tous les coins : pas beaucoup de vrais campeurs ! La nuit est très humide et fraîche, la prairie aussi, et après un petit début de sommeil, j’entends sonner minuit au clocher de l’église du village, puis il n’y a plus moyen de me rendormir. Les heures coulent lentement, l’humidité et le froid pénètrent peu à peu. A 4h½ je me lève, fume une cigarette, fais quelques pas pour me réchauffer, puis dans le noir je m’installe au feu pour préparer le thé. (Le bois a été récolté en cours de route au fur et à mesure, dans les fossés.) Au lever du jour c’est prêt, et un bon quart de thé bouillant fait du bien, car il faut peu compter sur le demi-quart de boldo tiède que l’administration distribue quelques temps après pour se réchauffer. Toilette. Le ciel se couvre, petite pluie. Départ à 8h. La pluie ne dure pas heureusement, juste de quoi abattre la poussière de la route, et au cours de la matinée le temps ira s’améliorant, jusqu’au beau soleil. Les étapes de ¾ d’heure, avec chaque fois ¼ d’heure de repos, nous mènent après 14 km par un très joli pays vallonné ressemblant au Jura, avec des points de vue étendue, avec malheureusement aussi des côtes et descentes très fortes et nombreuses, par Wolfenberg[1], jusqu’à Kirchberg, où nous arrivons à midi.

On touche un pain pour deux, et 2 cm de saucisson, et on nous parque dans un pré jusqu’à 5h. On se repose confortablement et on cuisine (un plat de macaroni) ; on lézarde au soleil. On touche encore un quart de soupe de pommes de terre.

En cours de route, les villages sont occupés par des troupes hongroises. Le communiqué est lu au 1er arrêt : Le service de renseignement continue à fonctionner normalement, c’est merveilleux ! Pas mal de déchets dans nos rangs, 3300 seulement au départ[2]. Ils récupèrent les retardataires tant bien que mal. Dans l’après-midi, on parle de l’entrée dans Berlin.

A 5h on nous met en route pour le cantonnement, et au bout d’une heure et demie de pointage, on nous empile par centaines dans des granges. Pas trop mal installé ; on est trop nombreux, bien sûr, mais au moins on n’aura pas froid. Dans l’ensemble pagaïe comme la veille, aucune organisation du côté des gardiens, nourriture absolument insuffisante (Ils le reconnaissent d’ailleurs, mais se déclarent impuissants et débordés par les évènements). La marche a été meilleure car plus régulière. Beaucoup de gens en très mauvaise forme continuent héroïquement, car la direction d’ensemble étant l’Ouest, ils attendent de préférence une libération par les Américains.

(Pluie le matin puis très beau. ECHSENBACH – WOLFENBERG – KIRCHBERG 14 km. Cantonnement dans la propriété du Graf Fischer )

Jeudi 19 Avril : Nuit splendide. A peine couché vers 8h, dans la paille, je me suis endormi comme une masse, au chaud, pour ne me réveiller qu’à 6h. Il fait gris. Toilette express, à faire convenablement. Nous avons passé la nuit dans une très belle propriété (actuellement sous séquestre) un château baroque pas beau, dans le style du pays, mais un très beau parc et une grande exploitation agricole, d’après les communs. Après avoir traîné jusqu’à 8h, on se met en route. Nombreux à-coups pour traverser le village, et toucher enfin à 9h à l’autre extrémité, un quart de jus tiède vaguement sucré. C’est tout pour faire toute l’étape. En route direction Gmünd, temps très gris et vent debout violent qui nous soulève la poussière dans les yeux, très pénible.

Le service d’ordre est sérieusement renforcé. Il devient de plus en plus chicanier et empêche de marcher à son allure, refoule brutalement les retardataires. Cela ne diminue d’ailleurs pas la pagaïe, au contraire. Les malades et retardataires de la nuit ont rejoint dans la nuit après avoir été pris en compte par les maires et remis à une formation SS brutale. On n’a pas intérêt à se porter malade si on ne l’est pas vraiment. Paquetage allégé, c’est à dire sac jeté dans le pré…

Après deux arrêts, on fait la grande halte à midi un peu avant Hörmanns (10 km), arrêt dans une forêt assez agréable, Nescafé. Les bobards fleurissent de plus en plus nombreux (il n’y a pas eu de courrier officiel dans la matinée) : Ribbentrop suicidé[3], Himmler assassiné[4], la Marine a reçu l’ordre de se saborder, les Russes à Linz etc.

Départ à 13h30, le temps s’est amélioré, le soleil de temps en temps, mais le vent augmente encore, et la poussière aussi, surtout pendant la traversée d’un très long plateau ouvert, à une altitude assez élevée. Le pays est très beau ; nombreuses et vastes échappées sur des contrées très pittoresques, puis subitement descente brusque sur une vallée profonde. A 14h30 on arrive à Alt Weitra (16 km). Un gosse me donne une boulette de pommes de terre. Nous traversons le village pour aboutir à 15h sur une vaste prairie entourée de deux ruisseaux où on nous parque une fois de plus. Pays très joli, un château au loin, du soleil, mais toujours ce vent. On s’attend à camper en plein air, et on commence à s’installer. On cuisine un plat de nouilles à 17h, après une toilette complète dans le ruisseau, ce qui fait du bien après toute la poussière qu’on a avalée dans la journée.

C’est bien ça ! Nous allons camper ici ; seuls les malades cantonneront aux villages. Montbel et Sauvage y vont ; les autres s’installent des tentes de fortune, car la nuit menace d’être froide. A 19h un quart de soupe d’orge, une tisane bien chaude et on se couche.

(Gris le matin, puis beau avec fort vent et poussière. KIRCHBERG – HÖRMANNS – ALT WEITRA 16 km. Campement dans un pré )

Vendredi 20 Avril : En effet la nuit est glaciale : -4° paraît-il. Le vent est heureusement tombé, mais il y a une petite croûte de glace sur le bourbier. Je me lève vers 4h et me mets tout de suite à fabriquer du thé dont j’avale un nombre de quarts impressionnant. Petits rangements, et le soleil commence à se montrer et à réchauffer. ¼ de boldo tiède et vaguement sucré. En face de nous, un petit village très pittoresque, avec une église de style autrichien, joliment posé en plein soleil sur un mamelon.

A 8h, départ théorique ; en pratique 9h ! On quitte la prairie pour traverser le village de Unserfrau, dans une assez grande pagaïe (un incident à propos d’une vieille femme qui distribue un baquet de pommes de terre ) qui une demi-heure plus tard est portée à un degré indescriptible, par suite du mélange de notre colonne avec la précédente. Car ils ont maintenant la prétention de nous faire marcher par colonnes fractionnées ! Une heure d’arrêt pour défaire l’embouteillage, et on traverse Schagges (2 km) à 10h30. Pays très joli ; aspect tour à tour vosgien et jurassien, route très accidentée ; belles échappées sur la vallée de la Luznice avec Gmünd dans le Nord.

Heinrichs (8 km) à 11h45 tout de suite après le point culminant de la route, atteint à travers une magnifique forêt de sapins. A 13h30, on est à Pyhrabruck. Beaucoup de vent, une poussière énorme, un beau soleil. A 14h on arrive à l’ancienne frontière tchèque, et un kilomètre plus loin, au sommet d’une petite côte, la pagaïe atteint son maximum, du fait qu’ils cherchent à regrouper les baraques. Arrêt d’une heure et demie. On se rôtit agréablement au soleil. On finit quand même par repartir pour aboutir, un kilomètre plus loin, à notre cantonnement, un peu avant Gratzen[5] (16 km), dans une grande ferme, où on nous parque à 6 ou 700. Nombreuses difficultés pour faire la cuisine, incidents par suite de chasse aux poules et aux lapins ! Cela finit par se tasser à peu près. Cuisine : un quart de soupe de pommes de terre farine claire (c’est tout pour la journée, avec la boldo du matin). A 9h on se fourre dans la paille, et je m’endors comme une masse. Nuit royale, il ne fait pas froid, sommeil d’un trait jusqu’à 6h.

(Très beau, vent, poussière. ALT WEITRA – HEINRICHS – GRATZEN 16 km. Cantonnement dans la ferme du Graf Buquoysche[6] )

Le soir de notre arrivée à Gratzen, une colonne de prisonniers sur la route, des Kommandos[7] de Krems se repliant avec bagages complets, voitures à chevaux, carrioles, vaches etc.

Nous sommes maintenant en Bohême, le pays a changé ; de longues ondulations, pas mal de petits étangs etc. Les gens sont assez accueillants, comme d’ailleurs sur tout le parcours. La promenade serait ravissante si… C’est le printemps, les cerisiers et les aubépines sont en fleurs, les pommiers ne vont pas tarder. Sur les talus des routes, il y a des violettes.

 


[1] Sans doute Wolfenstein, qui est sur le trajet.

[2] Ils étaient jusqu’à 5000 au camp. En plus des retardataires, 600 hommes (inaptes ou réfractaires) étaient restés au camp à Edelbach.

[3] Cest un bobard : il sera condamné à Nuremberg et exécuté le 16 Octobre 46.

[4] Cest également faux : cest lui qui se suicidera, un mois plus tard, au moment de son arrestation par les Alliés.

[5] Aujourdhui Nove Hrady en République Tchèque.

[6] Le Comte de Bucquoy (petite commune du Pas de Calais), Seigneur de Gratzen.

[7] Travailleurs forcés.