… à pied (en République Tchèque)

Samedi 21 Avril : (Très beau. GRATZEN, repos )

On s’installe dans le cantonnement. C’est bien étroit pour tout le monde, mais on est quand même mieux abrité qu’en plein air ; surtout que le vent continue à être très fort. Cuisine toute la matinée : une poule pas très régulière !!! Ce n’est guère commode avec les prescriptions des gardiens : dehors, remplacement de 25 en 25 etc. La propriété appartient à un Baron tchèque exproprié. Le gérant nous vend des pommes de terre et du bois. Les incidents se sont apaisés. Le reste du temps on traîne en attendant que le temps passe. Il fait assez beau. La soupe finit par arriver vers 18h : ¼ d’orge, 750 g de pain et 4 cm de saucisson pour deux jours. Les cuisiniers annoncent l’arrivée de camions de la Croix-Rouge, et à 7h un hurlement d’enthousiasme salue l’entrée du camion dans la cour : c’est merveilleux ! Distribution de deux colis pour trois. Cela regarnit bien les provisions.

Le service de renseignement s’organise. On recommence à avoir des nouvelles : prise de Nuremberg etc. Cela sera suivi par une bonne nuit dans la paille ; il pleut, il fait froid, on est bien dans la paille.

Dimanche 22 Avril : (GRATZEN, repos )

Temps gris, grand froid, vent terrible, quelques giboulées de neige. Pour reprendre les traditions, un petit chocolat avec le contenu des colis. Petit culte par Legendre (la messe est célébrée dans la cour) et comme cuisine, une bonne ratatouille de pommes de terre, en profitant des possibilités locales. Et on traîne le reste du temps. Soupe à 18h : ¼ d’orge.

Nouvelles : prise de Asch, Stuttgart, Leipzig ; Bologne dépassé de 30 km. Cela marche, mais pas assez vite pour nous. Chez les gardiens, même pagaïe ; ils sont aussi mal ravitaillés que nous. Pas d’ordres, et cela paraît être la désorganisation complète. On pense rester ici jusqu’à mercredi ou jeudi. Si seulement cela pouvait être jusqu’à la fin ; avec les ressources de la ferme, cela permettrait de tenir. Ce qui est gênant, c’est qu’on est tellement nombreux qu’on n’a pas de place pour s’installer, on mange debout dans un coin de la cour. Grosses difficultés pour se laver : il n’y a que deux robinets. Heureusement que Lienhart a pris en main la plus grande partie de l’organisation matérielle. Il obtient beaucoup des gardiens. C’est grâce à lui qu’on a pu acheter pommes de terre, bois etc. et que de nombreuses difficultés sont aplanies.

Les consignes se relâchent, on circule un peu plus librement ; le soir on se promène autour de la ferme. Dîner copieux : pois cassés et pommes de terre que la fermière a fait cuire chez elle, très complaisante. En traînant, le soir arrive et on se couche à 8h. Bonne nuit encore, dans la paille ; dehors il fait mauvais.

Lundi 23 Avril : ( Pluie, neige, vent froid. GRATZEN, repos )

Temps nettement désagréable. Pour la Saint-Georges, Lienhart a fait chauffer un chocolat chez la fermière. Puis on cuisine sous la neige fondante ! Ils apposent une affiche punissant de la peine de mort le pillage ainsi que les réquisitions injustifiées.

Déjeuner à 11h. Bonne ratatouille de pommes de terre, légumes séchés et singe. La qualité des pommes de terre d’ici est nettement supérieure à celle de l’Oflag. On apprend que [l’Oflag] IVD a été libéré et est rapatrié par avion, envoyant son salut à XVIIA en voyage !

L’après-midi, comme il pleut toujours, on traîne dans la grange, pleine de courants d’air. On ne sait où se mettre, on a froid, mais cela vaut encore mieux que d’être sur les routes. Le départ se confirme paraît-il pour mercredi. A 16h distribution d’un quart de soupe d’orge, puis réunion des scouts d’ici, en réunion inter-fédérale pour commémorer la Saint-Georges. Lienhart a fait cuire la soupe du soir chez la fermière : bon plat de pois cassés et de pommes de terre. A 19h distribution de 2 cuillerées de marmelade, 2cm de saucisson et 700 g de pain pour 2 jours. On va fumer sa pipe dans les étables, seul endroit où il fasse chaud. Quelques éclaircies, mais la pluie revient bientôt. Le service de renseignement fonctionne parfaitement : frontière suisse atteinte par les troupes françaises ainsi que Donaueschingen, combats dans les faubourgs de Berlin, prise de Oranienburg et de Tempelhof, colonnes alliées en direction de Ratisbonne et Munich.

A 8h on se couche ; encore une bonne nuit dans la paille. Après de nombreux bobards sur le sort de l’Oflag, il semble se confirmer que 800 camarades y sont restés, qu’il n’est pas occupé par les SS comme on le disait, et qu’il n’y a rien de nouveau. Les restants doivent paraît-il nous rejoindre prochainement.

24 Avril : (Pluie, neige, vent froid. GRATZEN, repos )

Voilà une semaine qu’on mène cette vie de Bohémiens. Réveil par temps gris et froid ; cela semble ne pas vouloir s’améliorer.

Nouvelles : les Alliés sont à 20 km de Ratisbonne, prise de Francfort sur Oder et de Troppau[1]. Cela n’avance pas encore assez vite dans notre direction. Cuisine toute la matinée, puis bonne pipe dans l’étable, au chaud. La grange est, elle, vraiment inhospitalière dans la journée : trop de courant d’air. Encore quelques giboulées, il fait bien froid. On est tanné comme du vieux cuir, dans la figure et sur les mains, par suite de la succession de soleil, de vent, de poussière et de froid. Beaucoup de malades, de dysenteries, probablement à la suite du froid ; évidemment, aucun médicament.

Le départ semble se confirmer pour demain, bien qu’il ait été rendu compte que 30% de l’effectif était incapable de prendre la route. Aucune précision sur l’étape ; les uns parlent de 15 km, les autres de 24.

Le soir, réception d’une convention par laquelle le gouvernement allemand s’engage à ne plus balader les camps de prisonniers : il était bien temps !

Distribution d’un quart de soupe d’orge et de vivres pour trois jours : 1 kg de pain, 125 g de fromage à tartiner, et 3 cuillerées de fromage en poudre.

Superbe coucher de soleil ; cela s’annonce bien pour demain. Couché dans la paille, on admire le ciel rose à travers la porte de la grange. Aucun renseignement sur la destination ; même les officiels l’ignorent. Ils nous trimballent sans but ; il semble bien que leur seul souci soit de gagner au maximum vers l’Ouest et les Américains.

25 Avril : (Très beau, gelée blanche le matin, puis chaud. GRATZEN – STROBNITZ– DEUTSCH-BENESCHAU[2] 16 km )

Notre vie de Bohémiens en Bohême recommence. D’abord, confortable chocolat avant le départ, et à 8h on quitte sans regret cette ferme où on finissait par nager dans la boue, sans possibilité de se nettoyer. Temps superbe, mais gelée blanche. Les montagnes au loin, à 800 ou 1000m d’altitude, ont une légère couche de neige. Nous quittons la région des étangs et des bois, doucement vallonnée, où des mouettes mettent des taches blanches, et nous dirigeons vers les derniers contreforts du Böhmerwald, d’aspect très vosgien, mais où le climat semble plus rude.

Traversée de Gratzen (alt. 540m), magnifique propriété du Graf Buquoysche, et on se met à grimper à travers des forêts de sapins. Sur le plateau, quelques très belles propriétés.

Niederthat, 2 km, 9h ; Gschwend, 4km, 10h. Au départ, quelques à-coups, puis on commence à bien marcher. Mais au bout de une ou deux heures, nos gardiens s’arrangent déjà pour créer la pagaïe en mélangeant les colonnes. Strobnitz, 7 km, 10h30.

Les villages ont un tout autre type qu’en Autriche, notamment les églises n’ont pas la forme caractéristique du clocher à bulbe. Beaucoup d’affiches de propagande, des J.A. des Volkssturm l’arme à la bretelle.

Grande halte de midi à 13h. On en profite pour faire un nescafé, excellent doping, car l’étape est dure : forte montée sous un soleil ardent. Pendant la halte, et aussi plus tard, on entend un fort grondement au Sud-Ouest : c’est paraît-il le bombardement de Linz.

Deutsch Reichenau à 13h30, 11 km, puis finalement Deutsch Beneschau à 16 km, village assez important ; pagaïe maximale. On finit quand même tant bien que mal à trouver un cantonnement. Cuisine : un copieux plat de nouilles, un quart d’orge.


Chevalier ne nous a pas rejoints, handicapé par une arthrite aux genoux. Les gardiens sont là pour la forme, on se promène dans le patelin comme pendant des grandes manœuvres ! Coucher dans la paille confortable vers 8h. Excellente nuit.

On apprend la pendaison la veille, sur la grand place de l’endroit, d’un sous-officier déserteur qui, sur le point d’être pris par un Volkssturm[4], l’avait abattu. Repris par la suite par les Volkssturm, il avait été exécuté immédiatement, et est resté pendu là toute la journée.

26 Avril : (Très beau. D.BENESCHAU – KAPLITZ[5] – GURENITZ 14 km Cantonnement dans une ferme à 4 km au-delà de KAPLITZ )

Temps superbe. Café chaud problématique, je prépare du thé ; lever à 5h30, puis toilette complète dans le ruisseau très sympathique et clair qui coule à côté de la ferme. On aurait vraiment été mieux ici pour le repos. Le café finit par arriver. Départ à 7h30, traversée de Deutsch Beneschau (alt. 650m), bourg important. Le type des habitants est très différent de l ‘Autriche, beaucoup plus allemand, mais la population est assez accueillante. On reprend la route à travers un pays superbe rappelant le Jura, vastes prairies ondulées à 600 ou 700m d’altitude, mamelons couverts de sapins et de mélèzes. Traversée de Radischen puis Planzen, avec deux haltes, puis une grande halte à 11h à l’entrée de Kaplitz, à 10 km. Nescafé et lézardage au soleil. Il fait très chaud. Dans le village, les noms tchèques et allemands sont aussi fréquents l’un que l’autre aux enseignes des magasins. Chevalier nous rejoint. Nous attendons le 1er Bataillon que nous avons perdu depuis hier. Il arrive tout en queue. Départ à 14h15, traversée de Kaplitz ; les affiches de propagande sont de plus en plus nombreuses, avec des uniformes variés du parti etc. car c’est une petite ville, chef-lieu de Kreis. Beaucoup d’écoles sont transformées en hôpitaux, avec des blessés et invalides dans tous les coins.

Nouvelles : les Américains ont pris Passau, et l’ont même dépassé de 20km. Berlin est encerclé ; les boches disent même « pris ».

A la sortie de Kaplitz, nous changeons de direction, et prenons la grande route de Linz, c’est à dire presque plein Sud. Beaucoup de réfugiés hongrois en longues colonnes dans le sens opposé au notre, des colonnes de l’armée se dépassant… Cela ressemble beaucoup à la circulation en rond de 1940 !

Après deux haltes et une très longue attente, (car avec la merveilleuse organisation de notre déplacement, les cantonnements ne sont pas faits à l’avance), nous occupons à 17h le hameau de Gurenitz, à 4km de Kaplitz, soit deux grandes fermes où, après de longues criailleries, on se case tant bien que mal. A chaque arrivée au cantonnement c’est d’ailleurs à peu près la même chose : une grande nervosité des gens, des engueulades pour la place etc. Cuisine : un quart d’orge et un bon plat de nouilles. Le temps s’est un peu couvert, quelques gouttes de pluie en queue d’orage, mais cela ne semble pas vraiment gâté.

Il y a toujours beaucoup de malades de dysenterie. On raconte à ce sujet l’histoire un peu gauloise d’un camarade qui, parai-il, pour se protéger du froid met deux caleçons, et, obligé de sortir précipitamment la nuit, l’oublie et ne se déculotte que d’un !

Notre prochaine destination est paraît-il Freistadt. Krummenau[6], dont on avait parlé assez souvent au camp, paraît abandonné. Mais juste avant le coucher, on annonce qu’il y aura repos demain. Y aurait-il une relation entre cet arrêt et l’avance américaine ? Il semble. En tout cas presque tout le monde s’attend à être libéré dans les tous prochains jours. Pour le moment, la semi-liberté dont on jouit actuellement est déjà bien agréable, et c’est ce sentiment si nouveau qui explique qu’on passe si facilement sur les vexations et les embêtements de nos gardiens. Bonne nuit dans la paille, bien que terriblement serrés. Toute la nuit on entend des convois sur la route qui passe devant la ferme.



[1] Opava, en République Tchèque, à la frontière Nord-Est.

[2] Actuellement Benesov nad Cernou en République Tchèque.

[3] Aujourdhui probablement le trajet Nove Hrady Udoli Svetvi Horni Stropnice, en République Tchèque.

[4] Le Volkssturm a été vers la fin de la guerre une relève populaire de jeunes adolescents et de vieillards, faite pour pallier le manque deffectifs de la Wehrmacht. Il était rattaché au parti.

[5] Idem : Kaplice (voir cartes en dernières pages)

[6] Sans doute un autre camp, illisible et non identifié.