… en camions

10 Mai : Réveil à 4 h, il fait nuit, je me précipite au foyer pour fabriquer un dernier café … au lait. Pendant ce temps le jour se lève, splendide. Toujours grande agitation, évidem­ment. On prend le petit déjeuner copieux : oeufs durs, beurre, pain d’épice etc. J’ai l’estomac barbouillé depuis hier soir par cette excitation et ne puis malheureusement pas bien en profiter. Rassemblement à 5 h 30. On gagne la route de Siegelsdorf où les camions doivent venir nous prendre. Attente jusqu’à 9 h au bord de la route. Les fossés, qui l’avant veille étaient encore à peu près nets, sont maintenant encom­brés d’armes démolies, de munitions, de véhicules renversés. Sur la route, des petits groupes de traînards de la Wehrmacht se diri­gent vers le Sud ; toutes les nationalités : Allemands, Hongrois, Roumains, Russes, Italiens,… d’autres groupes, plus ou moins en civil, arborent des rubans ou cocardes des nations alliées, polonais, tchèques, italiens (aussi), belges, hollandais, cher­chant à gagner leurs pays avec les moyens de locomotion les plus variés. Les véhicules allemands ne circulent plus, ils sont arrêtés à la sortie de Kaplitz pour laisser libre la rou­te en vue de notre transport.

On s’empile à 45 par camion, beau matériel à 6 roues, toutes motrices[1].

Il fait une chaleur folle et on est extrême­ment mal. Frisant l’insolation, on attend une heure ainsi de­bout dans les camions. Je me sens tout à fait patraque, sur­tout qu’avec la colique, cela n’allait déjà pas très fort au début. Heureusement que le toubib m’a donné un comprimé d’opium. Enfin on part. L’air fait du bien, mais c’est pour s’ar­rêter 1 ou 2 km plus loin, où on nous distribue les 3 paquets re­pas américains dont on a déjà tant entendu parler ; et c’est un nouvel arrêt en plein soleil pendant plus d’une heure. Cela ne va décidément pas, je me maintiens avec de temps en temps quelques gorgées de nescafé dans de l’eau fraîche, c’est épa­tant.

Puis on repart, mais qu’est-ce qu’on avale comme pous­sière ! Ensuite on arrive dans les embouteillages de véhicules allemands et ce sont de nombreux arrêts, toujours en plein soleil. La chaleur est absolument accablante.

Tout le long de la route, jusqu’à 20 km avant Linz, les fossés sont encombrés de matériel, de débris, d’armes, de véhicules, de ravitaillement. Ce qui fait peine à voir, quand on a comme nous souffert de la faim, ce sont des sacs de fari­ne ou de haricots éventrés, des camions de pains renversés dans les ruisseaux. Partout des groupes de soldats désarmés traînent lamentablement. De temps en temps, des parcs de ras­semblement tout à fait analogues à celui d’Erstein. Très peu d’Américains. L’occupation a l’air d’être très clairsemée sauf à Linz où les jeeps patrouillent à toute allure, bande de cartouches engagée dans la mitrailleuse.

Les maisons le long de la route arborent toutes des drapeaux blancs. Dans les villages qu’on traverse, flotte le drapeau autrichien. Les chauffeurs conduisent à la façon amé­ricaine, comme des fous, virages sur les chapeaux de roues, accélérations brutales, coups de freins fantastiques ; ce sont de véritables acrobates. Ils ne s’inquiètent pas beaucoup de ce qui se trouve sur leur chemin ; les charrettes qui ne se rangent pas assez vite sont tout simplement bousculées. Un soldat allemand avait demandé l’autorisation de se faire transporter en s’asseyant sur une aile ; en cours de route, il saute et tombe sous les roues arrières qui lui passent sur les jam­bes : ni le chauffeur du camion en question ni les suivants ne se sont arrêtés.

Les chauffeurs américains s’amusent comme des gosses à désarmer les Allemands qui passent ; ils se précipitent sur tous les pistolets, s’en accrochent 3 ou 4 au côté et tirent des coups de pétoires dans tous les sens pour les essayer. Ce sont des gars bien dangereux. Ils sont secondés par quelques petits jeunes gens, détenus politiques en costumes de bagnards, qui se vengent surtout des SS qu’ils trouvent, en les dévali­sant même de leurs objets personnels. Ce n’est vraiment pas beau, mais bien compréhensible.

Enfin après 5 h de martyre, on traverse Linz, terri­blement abîmé par les bombardements et on nous conduit direc­tement à l’aérodrome où nous débarquons, couverts de poussière, fourbus, vannés. Cela aura été le plus mauvais moment de ma pérégrination. On s’affale dans l’herbe, on casse une petite croûte en attendant les instructions.



[1] Le GMC CCKW 353