En attente au camp…

1er Avril Pâques : De nouveau grande nervosité dans le camp. D’abord un certain désappointement du fait du ralentissement ( ?) des opérations à l’Ouest et du raidissement de la défense allemande (officiellement, combats entre Münster et Hanovre, à Paderborn, à 10 km à l’Ouest de Würzburg, en région d’Aschaffenbourg etc. mouvements semblant annoncer l’évacuation de la Hollande et de la Ruhr), du fait aussi qu’un certain nombre de bobards trop optimistes ne se sont pas vérifiés, tel l’encerclement de la Ruhr. Puis du fait de l’avance russe (30 km de Wiener-Neustadt) qui augmente de plus en plus les craintes de déménagement. C’est le sujet presque unique des conversations dans l’allée centrale. L’opinion est générale : la situation va se décider dans les huit prochains jours ; si d’ici là nous ne sommes pas partis, il y a de fortes chances pour ne plus quitter le camp. Aussi nous décidons-nous de forcer un peu nos menus cette semaine qui vient, pour d’une part nous retaper un peu en vue de la route à faire éventuellement, et d’autre part ne pas abandonner trop de provisions, ce qui ferait vraiment mal au cœur. (Cette nervosité ne serait-elle pas due au fait que presque tout le monde a, à l’occasion de Pâques, mangé à peu près à sa faim, dans la mesure des moyens qui restaient.)

Dans la journée, deux petits carrousels de Lightnings[1] attaquant en piqué la voie ferrée et le camp de Kaufholz. Le soir, au haut de l’allée centrale, lueurs à l’horizon, direction Sud-Est, genre départ d’artillerie.

Notre gâteau de Pâques est très international : œufs, levure, margarine, sucre allemand, farine suédoise, raisins américains, amande, gnole française, chocolat argentin ! Lors du café, on confronte les prévisions du 1er de l’an à la réalité d’aujourd’hui : en général tout le monde était pessimiste, et ne voyait pas la fin de la guerre avant l’automne. Je crois que demain je vais re-préparer mon sac, qui l’avait déjà été une fois il y a trois mois. La plupart des camarades font des manœuvres d’embarquement ! Une radio a signalé que le 17A (Oflag ou Stalag ?) a été libéré par la dernière avance russe !!!

2 Avril : Toujours grande nervosité ; exercices d’embarquement dans tout le camp. Dans l’alvéole[2], notamment, nombreux rangements ; certains, tel Montbel, se défendent de faire des préparatifs de départ pendant la plus grande partie de la journée. Moi aussi, comme les camarades, j’ai fait mon sac 1ère urgence, et rangé ma valise 2ème urgence. Que de choses il faudra abandonner !

Carrousel de Lightnings sur la gare.

3 Avril : Situation inchangée. les Russes continuent à avancer brillamment : prise de Wiener-Neustadt, point à 10 km de Bratislava. Nous nous attendons à être délivrés par eux, sauf déménagement, toujours à craindre.

Enthousiasme dans le camp à l’arrivée d’un camion de la Croix-Rouge de Genève avec des vivres. On vit dans l’attente des quelques prochains jours, qui pour nous vont être décisifs. A l’Ouest, cette rumeur à nouveau : encerclement de la Ruhr, prise de Münster, Kassel, Fulda. Dans la popote, nous faisons un essai loyal d’épluchures de pommes de terre sautées à la poêle. Ce n’est pas mauvais, avec un bon plat de pissenlits.

4 Avril : De plus en plus de fièvre. On indique le lieu où le camp doit se replier : Pocking, au Sud-Ouest de Passau. On fixe même le départ à demain matin. Les bobards fusent. Tout le monde range et fait les valises. L’alvéole n’est évidemment pas exempte de toute cette agitation. Pour ma part, je continue et termine mes rangements : tout est prêt !

Autre résultat : on mange correctement, car on force sur les provisions, au point de faire même un chocolat du soir ! Distribution des colis arrivés hier (jamais cela n’a eu lieu aussi rapidement !) et de tout les reliquats de colis de France. Seule certitude pourtant : alors qu’hier ils ne parlaient pas du tout de déménagement, aujourd’hui ils le considèrent comme possible.

Prise de Presbourg[3]et Karlsruhe. Les blindés combattent dans les faubourgs de Vienne et continuent à foncer en direction de l’Est, contournant les villes qui sont réduites par la suite. Liquidation définitive d’Aschaffenbourg, combats dans Würzburg, Heilbronn, Lingen, Osnabrück (très dépassé).

Je reçois enfin du courrier m’annonçant que toute la famille est en bonne santé. Si on part, je pourrai donc me mettre en route avec un souci de moins.

5 Avril : Situation inchangée, toujours fiévreuse. On se dit pourtant que chaque jour passé diminue nos chances de départ (cela finirait par être trop tard ?) Donc, on attend les Russes. Pas d’alerte aujourd’hui, malgré le temps favorable. Il commence à y avoir des défilés de réfugiés sur la route, pourtant très secondaire. La Kommandantur semble avoir brûlé ses papiers ce soir.

6 Avril : Situation inchangée. Deux Lightnings en piqué, quelques avions allemands isolés semblant être un déménagement d’aérodrome, quelques réfugiés sur la route. Tout est calme, aucun élément nouveau, mais la compagnie de garde a touché des rucksacks.

7 Avril : La nervosité croit : le départ serait fixé à lundi 9 Avril. Comme seul indice sérieux, la cuisine prend toutes dispositions pour tout liquider en vue de lundi : le sucre est distribué jusqu’à cette date etc. Aussi les préparatifs s’amplifient. Dans l’alvéole, nous répartissons les provisions en lots individuels, d’où travail à peu près toute la journée. On liquide les stocks non répartis : pain d’épice, confiture le soir avant de se coucher, menus renforcés pour demain ainsi que chocolat le matin etc.

Echanges fiévreux dans tout le camp : chaussures, effets etc. Les cours d’échange des vivres se sont effondrés ! Comme nouvelles officielles : prise de Hanovre, Eisenach, Würzburg etc. Bobard : offensive générale russe de Dresde à Vienne.

Dimanche 8 Avril : De plus en plus d’agitation et de préparatifs. Le départ serait maintenant fixé à mardi, car in n’y a pas moyen d’être prêt pour lundi. Aujourd’hui, visite médicale des candidats malades (1100 pour le camp, sur lesquels ne seraient retenus que 150 hommes). Distribution d’effets, réintégration des livres en bibliothèques etc. etc. Toute l’atmosphère est au départ, pourtant le calme complet règne aux environs ; pas d’avions, malgré un temps splendide aujourd’hui. Quelques réfugiés sur les routes, ou bien division roumaine désarmée ? Dans toutes les baraques, discussions véhémentes et passionnées sur ce qu’il faut emporter ou laisser, comment faire le sac, arrimer les affaires. Nombreux échanges.

Je me promène en tour de camp ; tout est délicieusement calme, il n’y a personne : tout le monde est dans les baraques ou sur la grande allée. Dans la matinée, bruits non confirmés d’occupation de St Pölten[4] et même de Krems. Officiellement Vienne est aux ¾ encerclé, le Danube est atteint à l’Ouest de Vienne à Klosterneuburg[5]. La Morava franchie. Cela se rapproche de chez nous.

Ce matin on apprend une nouvelle destination en cas d’évacuation du camp : Kratzen[6], dans la direction de Gmünd, à 61 km au Nord-Ouest d’ici, à faire par étapes de 15 km par jour. Possibilité d’emporter bagages et vivres (longtemps on avait craint d’être traités comme certains camps évacués, qui n’ont paraît-il rien pu emporter que quelques affaires de toilette).

9 Avril : L’atmosphère est de nouveau moins au départ : difficultés de ravitaillement en cours de route, de logement à l’étape, déchet considérable, et surtout encombrement des routes. Comme ravitaillement journalier on nous promet : 400 g de pain, 150 g de marmelade, et du café. C’est copieux !

Pourtant les préparatifs continuent : la mode est maintenant surtout aux petits chariots et aux exercices de marche avec chargement complet dans la prairie. Le calme continue. Quelques réfugiés, des éléments de la division hongroise (et non roumaine !) désarmée. On entend le canon au loin. Pas d’avions, sauf quelques allemands, mais alerte dans la nuit, et chapelet de bombes dans la nuit d’hier à aujourd’hui sur Kaufholz. Nombreuses pannes d’eau, ce qui empêche la cuisine de fonctionner normalement. Le pain n’est pas arrivé. On distribue des pommes de terre.

La Morava et le Danube sont franchis en force. Comme bobard : le camp serait coupé de Vienne. Le moral des gardiens est à la panique. Comme depuis quelques jours presque tout le camp mange à sa faim, on se sent revivre, l’atmosphère est gaie, c’est le jour et la nuit avec la situation d’il y a quinze jours.

10 Avril : Aucun changement par rapport à hier. Quelques avions allemands, pas d’alerte. Toujours pas de pain, remplacé par une distribution massive ( ! ) de pommes de terre ; pannes d’eau. Nombreuses discussions : Partira-t-on ? Ne partira-t-on pas ? Le Général insiste pour éviter le départ et prescrit que les activités du camp (la bibliothèque) doivent continuer comme si de rien n’était.

Prise de Koenigsberg, Vienne aux ¾ occupé, la Weser franchie en plusieurs points, Hanovre atteint.

11 Avril : Situation inchangée. Chez nos gardiens, l’atmosphère est nettement au départ. Rien n’est prêt en ce qui concerne notre ravitaillement et notre logement, mais ils n’attendraient que l’ordre pour nous mettre en route. Nouvelle date : ce serait pour vendredi 13 (cela tombe bien !)

Toujours pas de pain, remplacé par des pommes de terre. Pas d’eau pendant toute la journée, pannes de courant le soir. Calme.

12 Avril : RAS. Toujours pas d’eau ni de pain ; pommes de terre en remplacement. Le départ ne semble pas être pour demain. L’avalanche de pommes de terre provoque des spectacles nouveaux : les bords des mares sont remplis de gens lavant et brossant !

On parle de nouveau de St Pölten. Officiellement l’Elbe est atteinte, ainsi que le sud de Magdeburg et un point à 110 km de Berlin à l’Ouest.

Pour remplacer le pain on fait griller des pommes de terre en robe sur la plaque de la cuisinière, et on en mange à tous les repas, avec salade, confiture etc.

13 Avril : RAS. 5ème jour sans pain, 4ème sans eau. D’après un tuyau de la cuisine, il ne faut plus s’attendre à toucher du pain, même en cas de déplacement. Peut-être touchera-t-on de la farine !

Beaucoup de véhicules remorqués sur les routes, un camion en traînant deux ou trois autres, par manque d’essence ! Des chevaux attelés à des trains ! Bobard : Krems est évacué.

Prise de Vienne, de Weimar, point à 11 km de Leipzig. Cela continue à marcher très bien, mais nous sommes toujours dans l’incertitude. Pourtant ce soir on signale la prise de Göding, à l’Ouest de la Morava, qui est bien dans notre direction. Mort de Roosevelt.[7]

14 Avril : RAS. Pas de pain, très peu d’eau. Calme complet. Les préoccupations du camp sont moins tournées vers le départ que vers la préparation de pommes de terre, sautées, frites, en robe, au four, et surtout en galette pour remplacer le mieux possible le pain.

A l’Ouest, l’avance continue : prise de Braunschweig, Dessau, Bayreuth, Kehl. Rien de notre côté, bien que D.N.A[8]. annonce le déclenchement d’une grande offensive de part et d’autre du Danube, à l’Est de Sankt Pölten.

Dimanche 15 Avril : RAS. Pas de pain, l’eau s’améliore un peu. Journée extraordinairement calme : les gardiens font du sport, se promènent tranquillement comme dans une garnison en temps de paix ! Pas d’avions. Jamais on ne se dirait à 50 km d’un front en mouvement. On pense de moins en moins au départ. Cela va probablement amener un réveil brutal ! On entame la 3ème semaine « cruciale ». Cela finira bien par être une fois la bonne !

Prise de St Pölten (officielle). Nous ne recevons évidemment plus de journaux. Le dernier arrivé était le Wiener Tagblatt du 5 Avril avec les mots de Baldur von Schirach : « Wien wird verteidigt[9] ». Cela a duré huit jours !

Prise de Arnhem, Dortmund, Iéna, point à 22 km de Nuremberg.

16 Avril : Très beau. Annonce du départ pour demain : grosse agitation. Cuisine et distributions toute la journée, biscuits etc. Dépôt des valises au Vorlager[10]. Petite promenade le soir. Marcel n’est probablement pas du départ de demain : au-revoirs. Le sac est fait, coucher tard.

Ça y est ! A 7h30 on annonce le départ pour demain matin à 6h30 en direction de Gmünd (Kratzen n’est paraît-il plus envisagé) pour aboutir finalement ( ?) dans la région de Budescin[11]. Grosse effervescence, évidemment ; rangements fiévreux ; le reste des provisions est utilisé, les valises bouclées etc. Cela s’agite dans tous les coins. Dans le groupe, nous passons presque toute la journée à fabriquer des galettes et biscuits avec les restes de farine. Je ne décolle pas de la cuisinière et du plateau de pâte à tartes ! Cela dure du matin –avec quelques distributions de pommes de terre encore- jusqu’à la soupe du soir. Finalement on a à peu près tout liquidé, et chacun pourra emmener une petite provision de biscuits. Dans l’après-midi, dépôt des bagages qui restent dans une baraque du Vorlager. Aucun espoir de les récupérer jamais. Si ce ne sont pas les Russes qui flanquent le feu, ce seront les Allemands avant de partir ! Ils commencent à f. le c. d’ailleurs !

A l’extérieur il y a une certaine activité : des colonnes de troupes, et des batteries d’artillerie.

Les nouvelles militaires sont toujours excellentes : Les Russes sont à 45 km d’ici. Une grosse offensive sur tout le front de l’Oder. A l’Ouest cela continue à foncer : l’Elbe est franchie, Wittenberg atteint, Magdeburg encerclé, la Hollande coupée, offensive en Forêt-Noire etc.

Temps superbe : pourvu qu’il dure ces prochains jours.

 


[1] Le Lockheed P-38 Lightning, de 1939, Bimoteur sur double fuselage. C’est l’arrivée de ce chasseur sur le théâtre d’opération européen qui permit le bombardement de villes allemandes éloignées. En effet, sa distance de franchissement surclassait nettement les Spitfires ou Mustangs; il était le seul capable d’escorter les bombardiers au-dessus de lAllemagne ou de lAutriche.

[2] Il y avait 28 baraques comportant chacune deux chambres de 110 hommes. Pour un peu dintimité, les prisonniers avaient délimité des alvéoles avec diverses cloisons entre les lits superposés.

[3] Bratislava.

[4] A 50 km plein Ouest de Vienne.

[5] Banlieue de Vienne.

[6] En réalité, Gratzen.

[7] La veille, le 12 avril 45.

[8] Peut-être D.N.R. ou D.N.D. sûrement pas les Dernières Nouvelles dAlsace !

[9] « Vienne sera défendu ! » Baldur von Schirach (1907-1974), ancien Chef des Jeunesses Hitlériennes, Gauleiter de Vienne où il avait été exilé en 1940. Il est resté célèbre pour sa phrase : « Quand j’entends le mot « culture », je sors mon revolver ! ». Il avait organisé à Vienne lexposition sur « lArt Décadent ». A Nuremberg, il a été condamné à 20 ans de prison pour la déportation de 185 000 juifs dAutriche ;[

[10] Le camp était divisé en deux parties : le Vorlager, où se trouvaient tous les services allemands, et le Hauptlager où étaient situés les baraquements des prisonniers.

[11] Illisible.