… au repos

Vendredi 27 Avril : ( Beau, chaud, orage. GURENITZ, repos )

Lever à 6h pour préparer le thé. Superbe lever de soleil sur un paysage très montagneux. Puis toilette, assez compliquée, car il n’y a que des puits et un petit étang sale. Mais comme le soleil chauffe déjà, qu’il fait bon, on peut se nettoyer convenablement et aérer et ranger les sacs. Ensuite cuisine : un quart de café administratif, un plat de pois avec quelques nouilles. Et on s’étend dans le pré pour une flemme au soleil.

Peu de nouvelles intéressantes. Lecture des psaumes, puis cuisine : pommes de terre achetées dans une ferme avec julienne, un quart de soupe d’orge administrative. Un nuage tourne autour de nous pendant toute la fin de l’après-midi, donnant de temps en temps quelques ondées. Le bruit court que nous repartons demain, mais par des petites routes et non par la grande route qu’il ne faut pas encombrer. Car il y a toujours sur celle-ci une grande activité, pas tant dans la journée que le soir et la nuit ; peu de colonnes complètes, mais beaucoup de véhicules paraissant isolés, et toujours en remorquant un ou deux autres.

Tisane à 7h1/2 avant de se coucher. Beau coucher de soleil, puis dans la paille à 8h. Au dernier moment on annonce qu’on sera encore au repos demain. Assez bonne nuit, mais vraiment trop serrés.

Samedi 28 Avril : (Très couvert, ondées, puis grosses pluies. GURENITZ, repos )

Levé à 6h. Ciel nuageux, le soleil se lève rouge sur ce beau paysage ; c’est magnifique, mais mauvais signe. Chocolat, toilette, un quart de café pas sucré ! Cuisine : plat de nouilles avec le fromage en poudre allemand. Des ondées, ciel couvert. Beaucoup de camarades organisent comme la veille des expéditions dans les fermes avoisinantes pour se procurer du ravitaillement en échange de savon, cigarettes, souliers etc. Ils arrivent ainsi à se procurer des pommes de terre, des œufs, du lait, et même un peu de viande et de lard. Mais il faut aller souvent loin, à plus de 5 km, et il s’agit de déjouer la surveillance, d’abord de nos Posten, puis des patrouilles SS qui circulent dans le pays et qui paraît-il ne badinent pas : le coup de feu est rapide, de la part des Volkssturm aussi… Comme les provisions commencent de nouveau à s’épuiser, il faut bien s’y résigner. Certains espèrent un nouvel arrivage de colis de la Croix-Rouge, promis paraît-il lors de la première distribution. Cette espèce de mendicité à laquelle les circonstances obligent est évidemment assez lamentable.

Marion se fait arracher une dent !

Le bruit court qu’on nous ramènerait à Gratzen. Dans l’après-midi, le temps se gâte tout à fait : vent violent et cuisine sous la pluie, cela marche très difficilement : le vent refroidit le fait-tout au fur et à mesure que les flammes le chauffent. A 18h appel, distribution de pain casse-croûte, 337,5 g de pain[1], et 125 g de fromage à tartiner, puis un quart de soupe d’orge et bonne ratatouille de pommes de terre avec pissenlits cuits. Heureusement que Lienhart arrive à négocier quelques pommes de terre contre des cigarettes, ça économise nos pâtes. On dîne debout sous l’auvent de la ferme ; dehors ça dégouline tant que ça peut ! Je suis trempé d’avoir fait la cuisine, aussi je vais vite dans la paille, et trouve un bon sommeil.

Les nouvelles sont excellentes : Berlin est aux ¾ occupé ; la jonction s’est faite entre les Russes et les Anglais sur l’Elbe ; prise par les Français de Friedrichshafen ; occupation de Turin, Milan, Parme ; Patton[2] est entré en Autriche, son aile droite à Passau, sa gauche à 40km de Prague : c’est intéressant pour nous !

Dimanche 29 Avril : (Vent froid, très couvert le matin, amélioration et soleil l’après-midi. GURENITZ, repos )

Réveil avec un temps lamentable, pas de pluie, mais de gros nuages noirs et un vent froid terrible. Levé à 6h30. (Pendant la nuit il y a eu paraît-il de grands passages de troupes à pied sur la route. Je n’ai rien entendu, j’ai dormi.) Il faut une heure et demie pour faire bouillir l’eau du thé ! Tout est trempé, on patauge dans dix centimètres de boue. Cuisine. Culte sous l’auvent de la ferme, par Aubert. Ces petits cultes sont très sympas, très simples, avec lecture de la Bible, dont certains passages s’appliquent si bien à notre situation actuelle. Cela est aussi une occasion de changer un peu de préoccupations, et de ne pas s’hypnotiser uniquement sur les conditions matérielles. Le temps s’améliore, le soleil fait quelques tentatives de percée, et on peut déjeuner dehors : plat de nouilles ; on commence à faire du pain grillé, bien mieux réussi qu’au camp, sur de belles braises. Les feux ronflent à qui mieux mieux ; le bois du bûcher du fermier disparaît à grande allure malgré les Posten. Grande toilette, lessive, rangements divers en profitant du temps meilleur, et cuisine : ratatouille de pommes de terre, julienne et singe.

Bobard : les boches prétendent que la Bavière s’est déclarée indépendante.

Distribution d’un quart de soupe claire, de 375 g de pain, ½ cuillerée de marmelade, 50 g de beurre, 2 cm de saucisson pour deux jours. Les rations s’amenuisent de plus en plus. C’est normal d’ailleurs que vers la fin le ravitaillement devienne très problématique, mais ce n’est pas plus drôle pour autant.

La soirée s’achève belle, une tisane avant de se coucher, et dans la paille à 8h pour une bonne nuit. Toujours des convois.

Lundi 30 Avril : (Vent froid, très couvert le matin, petite amélioration l’après-midi. GURENITZ, repos )

Aujourd’hui s’ouvre la nouvelle « semaine cruciale » annoncée par Marion. Pourvu qu’il ait raison. Le ciel est très nuageux, il y a un vent froid, on gèle à faire sa toilette. C’est bien un climat de montagne ici, très chaud dès que le soleil se montre, froid le reste du temps. Levé à 6h30 pour fabriquer le thé. Dans la matinée, canonnade et bombardement de 4 avions alliés, probablement sur une voie ferrée qui passe à quelques kilomètres au Nord de notre cantonnement. Les essais de maraudage et colportage en campagne deviennent de plus en plus difficiles ; la Feldpolizei s’en mêle. Cuisine : pâtes. Fréquemment on entend des bruits de bombardement dans le lointain, à l’Ouest et au Sud-Ouest. Dans la matinée, on a un petit espoir au moment du passage sur la route de trois camions Croix-Rouge blancs ressemblant à ceux de Genève, mais ils ne s’arrêtent pas. Un quart de café à 10h. Dans l’après-midi le temps s’améliore un peu, mais le vent reste toujours froid.

A beaucoup de camarades, cette vie commence à peser. Cela se remarque à la mauvaise humeur générale et à la nervosité. La plupart préfèrent les journées d’étapes, malgré la fatigue. Personnellement je trouve aussi que cela pourrait bientôt finir, pas tant à cause des conditions de vie, qui ne me déplaisent pas (n’importe quoi plutôt que les barbelés !) mais plutôt à cause de la présence de tant de geignards et de gens à ne pas toucher avec des pincettes.

Nouvelles : Pétain en Suisse a demandé à être remis à l’armée française[3]. Les Anglais sont au Sud-Est de Hambourg, les Américains à Innsbruck, l’Italie commence à être liquidée.

Dans l’après-midi le temps se gâte de nouveau : pluie et vent froid. Cuisine : ratatouille de pommes de terre et pissenlits. On annonce ferme le départ pour demain. Distribution d’un quart de soupe claire. On ne sait pas où se fourrer, on traîne en attendant que le temps passe. Le soir on annonce de nouveau qu’on ne part pas ; on a l’impression qu’ils ne savent absolument pas quoi faire de nous. Le bruit de canonnade a duré toute l’après-midi à l’Ouest et au Nord. Couché à 8h.

Mardi 1er Mai : (Neige, froid, ciel très couvert. GURENITZ, repos )

Bonne nuit dans la paille, mais l’estomac commence à se détraquer chez moi aussi, m’obligeant à me lever une fois dans la nuit. Au matin, réveil à 7h, les montagnes au loin sont couvertes de neige. Fabrication du thé sous des bourrasques de neige qui durent toute la matinée. On gèle, les cuisines sont toutes envasées, on attend une éclaircie dans l’après-midi pour faire une toilette. Cuisine : pâtes, un café sans sucre. Les provisions commencent à s’épuiser ; je n’ai plus rien comme vivres individuels, et avec ce froid et ce genre d’existence, l’appétit est féroce.

Beaucoup de bobards : Hitler aurait été tué à Berlin à la tête de ses troupes. Mussolini fusillé à Milan[4]. Une demande d’armistice sans condition aurait été adressée par Himmler aux Alliés le 21, mais rejetée par les Russes qui veulent d’abord occuper toute l’Allemagne[5]. Un gouvernement à Vienne.

Sur la route, toujours des passages de véhicules en remorquant un et suivant d’autres, dans les deux sens. D’après des renseignements donnés par des habitants, les Américains seraient à 35 km dans le Nord-Ouest. Pourvu qu’ils avancent vite vers nous car la question du ravitaillement devient critique. Et pourtant il y a encore des ressources dans les fermes au point de vue bétail et pommes de terre, mais il faut attendre qu’ils soient là pour en profiter.

Dans l’après-midi, la neige continue ; on traîne, on a froid ; il n’y a aucun coin où s’abriter puisqu’on est trop nombreux ; la grange est pleine de courants d’air. Seule distraction : faire la cuisine : ratatouille de pommes de terre et feuilles de colza cueillies dans un champ.

L’aspect du cantonnement est tout à fait lamentable, et nous aussi… ! Le groupa achète pour un paquet d’américaines une tête de poulet et des abats. La fermière prépare les abats : recette autrichienne, sec au vinaigre, avec pommes de terre et boulettes de pommes de terre farcies, c’est tout à fait fameux. Distribution de 1 pain pour 7, soit 400 g pour deux jours, sans autre casse-croûte, sinon un quart de soupe claire.

Mercredi 2 Mai : (Neige, froid, ciel très couvert. GURENITZ, repos )

Au réveil, le sol est couvert d’une petite couche de neige, et par intervalles il tombe encore des rafales de neige fondante. Il fait froid. Thé à 7h, cela réchauffe au moins un peu.

Nouvelles : confirmation de la mort d’Hitler[6] ; l’Amiral Dönitz prend sa succession, la lutte continue !!! L’armée américaine est dans le Böhmerwald ; prise de Munich.

Marion et Berton essaient de partir en expédition de ravitaillement, mais ils sont refoulés, pistolet au poing, par une patrouille qui les a surpris. Un quart de café sans sucre. On prépare la tête et les pattes du poulet, on fait un ragoût aux pommes de terre et pâtes, cela occupe toute la matinée et donne un plat excellent. Bruits de canonnades dans le Sud et le Sud-Ouest (direction Linz ?). La veille au soir, le bobard de l’entrée des Américains dans Linz avait couru. Aujourd’hui encore les habitants disent que les blindés américains sont à 20 ou 30km d’ici. Pourtant rien ne paraît indiquer sur la grand route une telle proximité. Mais on attend impatiemment ; c’est le seul moyen de nous sortir du pétrin dans lequel nous sommes. Les officiers boches ne se montrent plus guère. Frunin, le chef du déplacement, très grande gueule au début, est complètement éteint. En compensation de la diminution des rations, il nous promet une distribution de pommes de terre : promesse de boche ???

A 15h le thé est offert par Sauvage en l’honneur de son anniversaire. Puis cuisine : pommes en robe faites par la fermière, un quart de soupe claire avec quelques filaments de viande. Le temps est toujours lamentable. Distribution des pommes de terre promises, quand même ! Cela fait 300 ou 400 g par tête. On va se coucher tôt dans la paille, vers 7h. En dernière heure on annonce une proclamation du Gauleiter de Linz, qui est un véritable appel aux Américains. Ceux-ci sont à 30 km de nous ! Que font-ils, sapristi ! pour ne pas avancer plus vite et nous sortir de cette mélasse ? Bonne nuit dans la paille : c’est le seul moment où on n’a pas froid aux pieds ; dans la journée, il n’y a pas moyen d’y arriver, tant on patauge dans la boue.

Les fermes isolées dans ce pays sont d’une construction très particulière : ce sont de grands bâtiments en quadrilatère, de très belle apparence extérieure, mais sans grand terrain, entourant une cour intérieure carrée d’aspect assez minable, avec son balcon bordant tout le tour. L’exploitation semble très arriérée.

Jeudi 3 Mai : Neige toute la matinée, froid, ciel très couvert. GURENITZ, repos.

Un quart de café sans sucre, un quart de sou­pe d’orge assez claire.

Au lever à 7 h il neige. Préparation d’une tisane, puis cuisine : ratatouille de pommes de terre avec blé et seigle grillé légèrement et écrasé en semoule assez grossière, c’est excellent. Il neige toute la matinée, cela fait de plus en plus retraite de Russie. Bientôt tout le paysage est recou­vert d’une couche blanche. Marion est parti en expédition.

Nouvelles : prise de Lübeck, Berlin entièrement occupé, capitulation de l’armée d’Italie, approche d’Innsbruck, les Russes au Nord-Ouest d’Edelbach, donc les camarades restés là-bas doi­vent être libérés[7]. Nous avons vraiment de la chance d’être bloqués dans le dernier carré. Quelle guigne, décidément, tous les autres Oflags doivent être libérés à l’heure actuelle, et de notre côté cela n’a absolument pas l’air d’avancer. Voila 4 – 5 jours qu’on parle de la proximité des Américains, et tou­jours rien de neuf. Le ravitaillement baisse de façon désas­treuse : un quart de café sans sucre à 10 h du matin.

Après le déjeuner, je me fourre les pieds dans la paille pour essayer de les réchauffer, car ils sont glacés par la sta­tion de toute la matinée auprès du feu sous la neige. Mais il y a trop de courants d’air dans la grange et je vais me réchauf­fer un peu dans l’étable en fumant une pipe.

Le temps se lève un peu, neige seulement par intermit­tence. Passage de Russes de l’armée Vlassov dans une belle pagaïe. Marion rentre de son expédition qui a été assez fructu­euse : 22 oeufs, du lard, un petit morceau de viande, des quig­nons de pain, du lait qu’on lui a fait boire sur place.

J’ai de la peine à me décider à entreprendre une pa­reille expédition de mendicité, et pourtant j’ai bien faim. D’ailleurs cela devient de plus en plus difficile, tous les environs étant écrémés et les fermes recevant 10 à 15 visites par jour, alors bien que les gens soient accueillants et géné­reux, cela finit par arriver à la limite.

Cuisine : ratatouille pommes de terre – pâtes, avec un soupçon de viande et une excellente omelette au lard avec les oeufs de Marion. C’est épatant.

Dans la soirée il est de nouveau question de changer de cantonnement. D’un côté ce ne serait pas un mal parce qu’on commence à en avoir soupé d’être ici dans la boue. Peut-être qu’ailleurs on serait moins mal.

Aucune canonnade pendant toute la journée. Distribu­tion de 750 g de pain pour 3 jours, Fournier promet des pommes de terre en complément du ravitaillement que des véhicules doi­vent chercher demain à Kaplitz.

Un petit rayon de soleil dans la soirée. J’en profite pour faire une promenade en rond dans les prés. Il est question que le gauleiter[8] de Linz fasse de nouveau une proclamation ce soir. Couché à 8 h, bonne nuit dans la paille. Forts passages de convois.

4 Mai : Réveil avec le soleil, quelle aubaine. Immédiatement le moral remonte. Berton et Sauvage partent en expédition. Je me lève à 7 h pour faire le thé. Le soleil est délicieux. Au loin les montagnes, pas bien plus hautes que nous, sont encore couvertes de neige ( d’ailleurs ici il y avait une forte gelée blanche et le sol était dur de gel ), mais le soleil chauffe déjà bien et va tout sécher. Enfin une journée où on pourra faire une toilette à peu près convenable.

La proclamation du gauleiter n’a pas eu lieu hier soir. Forte activité aérienne dans la matinée. Des avions américains attaquent en piqué dans divers coins autour de nous. L’un d’eux fait des voltes au-dessus de nous. Des panneaux tricolores sont déployés. De temps en temps, du canon au loin.

Nouvelles : Hambourg est pris, les Américains sont à Zwettl et aux portes de Linz. A la fin de la matinée a lieu la procla­mation attendue : Linz ne sera défendue qu’extérieurement et non maison par maison ; les troupes sont dirigées sur le front de l’Est, comme cela le Gau d’Oberdonau n’aura pas trop souffert. Route coupée entre Linz et Freistadt.

Cuisine : pâtes et pommes de terre avec un soupçon de lard. L’optimisme et la confiance sont nettement fonction du temps : on attend ferme les Américains pour demain. De plus, au début de la matinée, des véhicules sont allés à Kaplitz chercher des colis de la Croix Rouge qui y sont parait-il en petit nombre : ce serait des cigarettes.

Petite flemme au soleil en fumant une bonne pipe. L’après-midi passe très calme. Berton et Sauvage reviennent bien chargés : oeufs, farine, lard, pommes de terre etc. Cuisine : un bon « eierkuchen[9] » au lard et ratatouille de pommes de terre. En outre, comme on est très riches en oeufs, 2 oeufs durs par tête. De plus, distribution des cigarettes américaines annoncées, 3 paquets par tête, quelle aubaine, et un quart de soupe d’orge, 50 g de beurre et 15 morceaux de sucre.

La soirée se termine par une belle petite promenade, et dans la paille à 9 h. Dans la nuit, proclamation du Cdt. Berthelot qui annonce la prochaine prise de fonction du commande­ment français : grand laïus pompier.

5 Mai : On se réveille de nouveau avec le mauvais temps, quelle guigne. Et toujours pas de nouvelles de l’arrivée des Américains. Lever à 7 h pour le thé ; après quelques grains, le temps se lève un peu et on cuisine pour midi : l’inévitable ratatouille de pommes de terre avec quelques carottes. Marion, Martin, Chambre et Montbel sont partis en expédition.

Nouvelles : l’armée du Nord a capitulé ( Danemark, Hollande ), le Brenner est dépassé ; seules résistent encore l’Autriche et la Tchéquie. Nous sommes bien enfermés dans le dernier carré, c’est bien notre veine. Pourtant il y a du nouveau important pour nous : nos anges gardiens, aux premières heures du jour, ont fait partir leurs véhicules et dans le courant de la mati­née les « posten »[10] autour du cantonnement se sont retirés. Il n’y en plus qu’un pour le principe dans la cour de la ferme.

Au début de l’après-midi je vais faire une longue pro­menade ; quel délice de circuler seul, dans la forêt où tout est calme, de prendre à sa guise le chemin qui vous plait, de n’ avoir à obéir à aucun ordre brutal et idiot. Je me saoule de grand air. Il ne fait pas beau, le ciel est très nuageux et le vent souffle en tempête, mais cela ne fait rien, c’est tout de même délicieux. Je monte sur une crête d’où on a une vue très étendue, le pays est magnifique. Je rencontre des Volkssturm, des soldats de l’armée, personne ne me dit rien, les soldats ont même plutôt l’air de rentrer chez eux. Après 2 heures de prome­nade, je rentre vanné par cette première expérience de liberté.

Au retour le temps se gâte complètement, tempête, pluie etc. On patauge dans une boue épaisse et ce n’est pas une peti­te affaire de faire la cuisine dans ces conditions : omelette, ratatouille pommes de terre, pâtes.

Distribution : 575 g de pain, 40 g de margarine, 2 kg de pommes de terre crues, un quart de soupe d’orge. Nos ravitailleurs rentrent bien chargés ; nous voici pourvus de pommes de terre, de 70 œufs, de lard et de saindoux.

Nouvelles : le Volkssturm et la Hitler Jugend sont dissous et renvoyés chez eux. Partout ailleurs que chez nous c’est l’écroulement et la reddition. Ici c’est calme, aucune circu­lation sur la route. On n’entend plus le canon, mais toujours pas d’Américain à l’horizon. On parle même d’armistice général. C’est la fin en somme, et pourtant cela ne soulève pas d’enthou­siasme ; on attend depuis si longtemps, on est tellement jusqu’au cou dans la mélasse et la saleté qu’on ne réagit plus. Le temps y joue évidemment un très grand rôle ; s’il faisait un peu plus beau et plus chaud, le moral serait sûrement tout dif­férent, mais dans les conditions actuelles on est tellement les uns sur les autres ( plus de 300 dans notre ferme ) sans un coin où être au sec et au chaud, qu’on n’a que les réactions d’un lamentable troupeau.

Couché à 7 h. Enfin un peu de confort dans la paille. A 11 h 30 coup de sifflet du Cdt. Berthelot pour annoncer que les anges gardiens viennent de s’envoler, nous abandonnant à notre sort. Enfin la presque liberté. Ce qu’on l’avait attendu, ce moment ! Mais personne, sûrement, ne se l’était imaginé de cette façon ; ce n’est pas le grand enthousiasme, mais la nou­velle agite quand même et on a des difficultés à se rendormir.

6 Mai : Premier jour sans pique-fesses, mais le temps est toujours aussi mauvais. Lever à 7 h pour le thé, puis cuisine. Dimanche : tout petit culte, prière. On fête le premier jour de libération par un menu de choix pour les circonstances : oeufs durs à la sauce hollandaise, splendidement onctueuse grâce à du lait et un liage aux oeufs, résultat des expéditions des jours précédents, avec pommes de terre en robe et excellent Nescafé. Quel dommage qu’on soit si mal installé pour le savou­rer, car le vent toujours violent, refroidit immédiatement les bonnes choses servies dans les plats et gamelles. N’empêche, le moral est remonté.

Le commandement français a pris la direction en main ; le ravitaillement doit officiellement être assuré par les mai­res des communes. Et en effet, on touche 375 g de pain, 125 g de margarine et il y a distribution de quelques reliquats de colis américains.

Dans la matinée, une section de la Wehrmacht vient se rendre à nous. On l’envoie au général. Dans l’après-midi, on desserre les cantonnements : la 1ère Cie. (Bar.I) reste dans la ferme de GURENITZ. Nous, la 2ème Cie, nous devons aller nous installer dans une ferme à 1 km. Préparatifs de départ. Mais cela ne va pas tout seul d’ailleurs. Il parait que le général, qui avait hissé le drapeau français à son cantonnement, est gardé à vue par des SS qui ont déchiré le drapeau. Le canon tonne de nouveau, malgré les bruits d’armistice générale qui avait circulé hier et ce matin.

Vers 15 h 50 on se met en route et on va occuper le nouveau cantonnement de JESCHKENDORF à un petit quart d’heure de GURENITZ. C’est cent fois mieux, de belles prairies encadrées de forêts, sapins, pins et bouleaux. Une ferme propre avec cour cimentée, des greniers où on est au large et où on a au moins la place de disposer ses affaires. Même en cas de pluie on aura ici un coin où s’abriter sans marcher les uns sur les autres, et on ne pataugera plus constamment dans la boue. Le temps d’ailleurs s’est amélioré et immédiatement le moral est remonté. L’après-midi se termine avec l’installation ; je me suis mis immédiatement à la cuisine et à l’heure habituelle, 5 h 30 – 6 h, une bonne ratatouille pommes de terre – julienne et un « eierkuchen ».

Le canon tonne au loin, mais ici tout est d’un calme épatant. On a l’impression d’être loin de tout ; on est d’ailleurs bien à l’écart de la route et loin de toute agitation.

On apprend quelques détails sur l’incident du Général : il s’agit d’une histoire extrêmement embrouillée d’armes retirées à un SS par un toubib, à la suite de quoi le commandant de l’uni­té SS réclamait la restitution des armes sous peine de représail­les sanglantes. Et pas moyen de retrouver ces armes. Le « panier aux crabes » est parait-il bien agité. Ces pauvres vieux colonels sont bien restés aux méthodes d’avant 1940 : rivalités pour exer­cer un commandement ou une fonction, fut-ce celle de planton à l’Etat-Major du Général ; on pond des notes à tour de bras comme à l’époque de la drôle de guerre, où on la faisait à coup de machine à écrire. Dès le départ des anges gardiens, ils se sont imaginés qu ils allaient pouvoir recommencer et faire des actions d’éclat, oubliant qu’entre nous et les Américains il y a encore un front de troupes allemandes organisées. Enfin il parait que cela se tassera.

Au point de vue ravitaillement on annonce des merveilles : nous allons toucher demain (?) des rations formidables fournies sur réquisition par les autorités civiles : 450 g de pain, 350 g de viande, 60 g de matière grasse, 650 g de pommes de terre etc. Ce serait merveilleux si ça se réalisait vraiment. En con­tre-partie les expéditions individuelles dans les fermes sont interdites jusqu’à nouvel ordre.

Dans la soirée une note annonce que le commandement allemand local faisait savoir qu’un point d’appui était installé sur la route de Linz à 1.500 m au sud de Gurenitz et qu’il était in­terdit de circuler entre 9 et 6 h sous peine d’être abattu sans sommation. Ils ont donc quand même l’intention de résister encore dans notre région. S’il y a des opérations actives cela ne facili­tera guère le ravitaillement promis. Et pourtant comme nouvelles on annonce la prise de Linz. Goebbels tué avec Hitler[11] ainsi que Keitel[12] et von Bock[13]. Une déclaration de l’amiral Dönitz que la ré­sistance sur le front de l’Ouest n’avait plus de sens, mais qu’elle devait continuer sur le front de l’Est. Avance vers Prague ou une insurrection de patriotes avait éclaté. La canonnade continue toute la soirée à l’Ouest et au Nord, et à 8 h une brève canonnade de chars et d’armes automatiques à proximité. Les Américains sont probablement venus tâter le fameux point d’appui. On les disait d’abord à 18, puis à 8 km.

Après le dîner je vais faire une petite promenade dans la campagne, en direction de l’Est. Paysage épatant de moyenne montagne avec une rivière -genre Thur- coulant dans un vallon encaissé bordé de grands sapins et de bouleaux. S’il n’y avait pas tous ces bou­leaux mettant des taches claires sur le foncé des sapins, ce serait tout à fait vosgien. C’est très sauvage, il fait bon, ma deuxième promenade de liberté m’enchante.

Après cela il n’y a plus qu’à se coucher à 9 h sur une confortable litière de paille. Excellente nuit.



[1] Ce nest pas une faute de frappe ; la précision est étonnante !

[2] Il projetait de prendre Prague et la Tchécoslovaquie quand le Général Eisenhower lui donna l’ordre de stopper tous mouvements des forces américaines, à la grande fureur de Patton.

[3] Emmené en Allemagne, refusant d’y constituer un gouvernement fantoche, il traverse la Suisse et se rend aux autorités françaises le 26 avril 1945.

[4] En fait à Dongo, près de Côme, le 28 Avril 45

[5] Il y a peut-être confusion : la demande darmistice dHimmler remonte à Février. Cest Goebbels qui fait une demande aux Russes par lintermédiaire du Général Krebs dans la nuit du 30 Avril au 1er Mai (juste après le suicide dHitler) Mais au moment de ces notes ça ne peut pas être connu.

[6] Le 30 Avril 45.

[7] Cest faux : ils ne retrouveront la France que le 19 Mai. (« 6000 à lOflag 17A »)

[8] Chef de District.

[9] Sorte de crêpe épaisse.

[10] Sentinelles.

[11] Ce nest pas tout à fait exact : Hitler sest suicidé le 30 Avril 45, et Goebbels le 1er Mai, avec sa femme et ses six enfants.

[12] Cest une erreur : Keitel sera condamné à mort à Nuremberg et exécuté le 16 Octobre 1946.

[13] Le Feld-maréchal Fédor Von Bock a été tué avec sa famille le 4 Mai 45 dans un bombardement allié.