La débâcle

Dimanche 23 : l’attente dans la forêt continue. Ordre est reçu de détruire toutes les armes autres qu’individuelles et le matériel, sauf celui nécessaire au transport des troupes. Cela me fait mal au cœur de voir l’intérieur de nos camions ateliers démoli à la masse. Un peu plus loin, des artilleurs brûlent de la poudre, ce qui fait une magnifique flambée. Au cours d’une liaison vers le GR 15, je vois sur la route d’autres artilleurs qui basculent dans le ravin des pièces de 75 qui n’ont pas tiré un seul coup. Quelle pitié !

Une escouade d’Allemands apparaît et traverse les bivouacs ; prise de possession symbolique. Quelques temps après un petit groupe vient vers moi et me dit qu’il faut leur fournir deux motos side-car. La rage au cœur je les laisse choisir ce qu’il leur faut parmi nos motos.

Dans la soirée le GRCA 15 me fait savoir que le départ des troupes est prévu pour le lendemain, les unités se formant en colonne sur la route, direction des Rouges-Eaux. Le GRCA 15, et nous par conséquent, passerons les derniers.

Lundi 24 : préparatifs de départ. Vers la fin de la matinée, nous nous engageons sur la route encore très embouteillée. Les unités s’écoulant extrêmement lentement, nous ne sommes au col que vers midi et mettons toute la fin de la journée à redescendre vers les Rouges-Eaux. Le temps qui jusque là était beau se couvre et devient gris, donnant quelques ondées. Bivouac en colonne sur la route à l’entrée des Rouges-Eaux, à côté d’un pré couvert de débris de toutes sortes : masques à gaz à demi brûlés, gamelles, casques etc. tout ce dont les fantassins, voulant s’alléger au maximum, se sont débarrassés. La roulante réussit encore à fournir un souper bien chaud, ce qui est rudement agréable, car la température s’est bien rafraîchie dans ce vallon à la suite des pluies.

Mardi 25 au matin, liaison avec le Colonel A. à la mairie des Rouges-Eaux. Je trouve un vieillard complètement effondré, triste spectacle de ce qui devrait être un chef ! Ordres : nous allons partir dans la journée par le col du Haut-Jacques, vers Saint-Dié, puis suivre les indications de nos gardiens, qui jalonneront l’itinéraire. Vers 10 h en effet, les unités devant nous s’ébranlent, et nous traversons les Rouges-Eaux pour gagner la route nationale. Un pré à la sortie du village est couvert de chevaux crevés que des paysans sont en train d’enterrer. Nous commençons à monter vers le Haut-Jacques. Tout le long de la route le spectacle est lamentable : du matériel abandonné, des cantines éventrées, des pièces d’artillerie, des munitions, des ambulances toute neuves, des appareils d’optique, télémètres etc. écrasés dans les fossés. Au tournant du col, nous trouvons un grand parc de véhicules abandonnés. Puis c’est la descente sur Saint-Dié par une route magnifique, avec de superbes échappées sur la vallée, et qui aurait été si belle en d’autres circonstances.

Le temps qui était déjà couvert devient franchement mauvais. Il bruine, des traînées de brume sont accrochées aux sapins. Cela cadre tout à fait avec notre état d’esprit. Vers 13 h nous arrivons aux Moitresses où nous trouvons le poste allemand chargé de prendre livraison des armes. Sur la droite de la route, un grand pré est couvert de casques abandonnés ; devant une ferme, des soldats entassent des fusils et des mousquetons dans des camions. Je lance mon pistolet, rendu inutilisable auparavant, sur un grand tas d’armes : quel sinistre moment !

Au mur de l’école, nous voyons affichée une proclamation : l’armistice a été signé après entente avec le gouvernement italien, et est entré en vigueur ce matin à 1 h 35. Sommes-nous prisonniers ou ne le sommes-nous pas ? Toujours cette question sans réponse. Aucun des ordres reçus ne précisera vraiment les choses.

Les Allemands que nous trouvons devant nous ont des casquettes autrichiennes et l’edelweiss des Gebirgejüngen. Un sous-officier me demande un bidon d’essence : je suis bien obligé de m’exécuter. Me voilà maintenant dans cette situation où le premier imbécile venu a le droit de me dire ou de me faire faire ce qui lui plaît. Je n’ai plus qu’à la boucler et à serrer les dents. Cela se vérifiera quelques kilomètres plus loin.

La colonne se remet en marche sous la pluie, et traverse Saint-Dié où des civils nous lancent des tranches de pain blanc. Le dernier que j’ai mangé ; que c’était bon, un véritable gâteau.

A la sortie de Saint-Dié, roulant en queue de la colonne du GR, un sous-officier me fait signe de m’arrêter et m’enjoint de lui laisser immédiatement ma voiture. Mes bagages, je n’ai qu’à les déposer au bord de la route et monter ensuite dans un des camions qui ne manqueront pas de passer bientôt. Pourtant les ordres reçus avaient bien spécifié que les officiers garderaient leur voiture : un premier exemple qui devrait être suivi par bien d’autres au cours de la captivité. Me voilà sur le bord de la route, sous la pluie, avec mon chauffeur, mon sac et ma cantine. Trimballant ma cantine, je vais me mettre à l’abri dans la dernière maison de Saint-Dié en attendant un véhicule qui puisse me transporter. J’y trouve Berton dans la même situation que moi. Les habitants, bien complaisants, nous offrent un café brûlant. Au bout d’un certain temps d’attente, passe une voiture avec deux camarades du Génie que nous hélons, et nous embarquons. Mais arrivés à l’endroit où j’avais laissé mon chauffeur, celui-ci a disparu. Il a du monter dans un des camions précédents, avec le reste de mes bagages. C’est ainsi que j’ai perdu mon sac avec les affaires de première urgence que j’avais préparées spécialement : mon sac de couchage, des provisions et tous mes trésors, le cadre à photos (premier cadeau de Thérèse) et mon appareil !

Nous continuons à rouler : Provenchères, Saales. Le long de la route, nous remarquons le matériel perfectionné des Allemands : fils téléphoniques sous gaine caoutchouc, avec ajustage instantané ! A Bourg-Bruche nous obliquons à droite et commençons à monter à travers la dernière crête des Vosges. Au bord de la route, quelques tombes avec un « Stahlhelm[1] » sur la croix. Le passage a au moins été un peu défendu par ici.

Puis redescente vers l’Alsace. A certains endroits particulièrement abrupts, la route a été coupée, mais des ponts de bois permettent de franchir les destructions. Steige, Villé, des traces de contacts, quelques carcasses de chars français brûlés. Les panneaux de signalisation à l’entrée des villages portent déjà des noms allemands : Kertenholtz (Châtenois), Scherwiller. La marche se ralentit, la route est de nouveau embouteillée devant nous. Nous arrivons à la nuit au carrefour de la route de Gertwiller d’où un poste nous dirige vers la sablière à la sortie de Sélestat. Nous arrivons dans un pré complètement embourbé où on nous fait caser les véhicules. Un nombre considérable de voitures y stationnent déjà, autant qu’on peut s’en rendre compte dans l’obscurité. De la boue partout. Je passe la nuit tant bien que mal dans un camion.

C’en est bien fini de la liberté, maintenant. Au cours de la nuit, des fusées, des rafales de mitrailleuses dans tous les sens : nous sommes bien gardés ! Jusqu’à ce moment là, il m’aurait été bien facile de m’échapper, surtout à Saint-Dié, par exemple. Même sans vêtements civils, j’aurais toujours pu exciper de ma qualité d’Alsacien, et il y a de fortes chances que cela ait pu réussir. Mais à ce moment là, je n’avais qu’une idée en tête : ne pas abandonner les hommes. Tant que j’avais une troupe sous mes ordres, je considérais que je ne pouvais pas agir pour moi seul. A partir de Sélestat, bien que plus difficile, cela aurait encore été possible en jouant au culot, surtout en ma qualité d’Alsacien. Mais les évènements par lesquels nous venions de passer dans la dernière quinzaine nous avaient mis dans un tel état d’abattement, même de prostration, que nous n’avions plus de réactions normales. On s’en tenait à quelques idées fixes : ne pas abandonner les hommes, rester avec les camarades par exemple. A partir du passage du Rhin c’était fini.

Mercredi 26 : Le lendemain matin nous nous rendons mieux compte où nous sommes. Sur une immense prairie allant de l’étang de la sablière jusqu’aux bosquets tout au fond, des dizaines de milliers d’hommes et d’officiers sont entassés dans la boue sous des abris de fortune, guitounes en toile de tente ou en couvertures. Le camp forme un grand carré, entouré d’un fil de fer barbelé ; aux quatre coins des mitrailleuses ; sur un côté, le parc à voitures. En quittant le camion je retrouve Berton, Vernet, Lienhart et le Dr Goyspert, et nous allons, nous aussi, chercher un petit coin où construire notre abri, parce que le temps est toujours menaçant. Tout ce qui est encore disponible est évidemment en pleine boue. Tans pis, nous nous installons tant bien que mal. Les véhicules une fois quittés, il y a interdiction d’y retourner. Pas d’eau, pas de provisions, cela devient critique, car la veille déjà nous avions à peine mangé quelques conserves. Heureusement une sentinelle me laisse quand même retourner à notre camion d’approvisionnement, ce qui me permet de récupérer une couverture, une gamelle, une musette, des conserves et du chocolat. Le Docteur a encore quelques boîtes spécimen de lait concentré. Mais pas de pain ! Vague toilette dans l’étang de la sablière. Peu de temps après, son approche est interdite. J’erre à travers le camp à la recherche de nos hommes. Je n’en trouve qu’un très petit nombre, le reste ayant paraît-il été dirigé sur un autre camp. J’en profite pour leur payer la solde jusqu’à fin juin, avec en supplément un viatique, pour écouler la caisse de l’escadron motos que j’ai sur moi. Je fais de même pour les officiers, et donne le reste à Lienhart, officier de détail[2]. Le manque d’eau se fait cruellement sentir, et pourtant il en tombe suffisamment du ciel, et nous pataugeons dans la boue. Dans l’après-midi, une tonne de la ville de Sélestat arrive, et on distribue un peu d’eau au compte-gouttes : qu’est-ce que quelques centaines de litres pour des dizaines de milliers d’hommes ! Vers la fin de l’après-midi aussi, on commence à distribuer une soupe. Toutes les provisions se trouvant encore dans les camions stationnés dans le parc sont réunies, et les roulantes se mettent à fonctionner, ce qui permet de distribuer à chacun une petite demi-gamelle de rata à base de haricots, avec toutes sortes d’autres choses en mélange. Vernet, n’ayant pas d’ustensile, avale sa portion dans un verre à cornichons ! Quelques boules de pain allemand sont aussi distribuées, mais nous ne verrons jamais les caisses de sardines et de chocolat que nous avions amenées dans notre camion. Nous apercevons pour la première fois les toiles de tente-pèlerine camouflées des Allemands, qui semblent bien les protéger de la pluie. La journée se traîne ainsi. A la nuit, le feu d’artifice et les fusillades reprennent. Nuit sous la guitoune ; on dort malgré la boue.

Jeudi 27 : soleil éclatant ! quel bonheur, cela va un peu nous sécher. Nous allons paraît-il quitter dans la matinée. On s’équipe pour la marche. Je retire de ma cantine ce qui me paraît le plus intéressant, mais le plus utile, évidemment, se trouvait déjà préparé dans mon sac que je dois maintenant considérer comme définitivement perdu. Une couverture roulée en bandoulière, une musette, le petit sac-colis, le maximum de provisions évidemment. Pour le reste, deux chemises, quelques chaussettes, des affaires de toilette, mais je n’ai plus de rasoir. Quant aux cantines, les officiers supérieurs pourront les emporter, elles seront transportées sur camions. Les autres doivent les entreposer dans une grange : « Elles seront réexpédiées à vos familles. Il suffira de mettre une étiquette avec votre adresse. »…deuxième exemple…

Dans le courant de la matinée, une colonne d’officiers se forme, encadrée de sentinelles, baïonnettes au canon. Sur la route arrive une autre colonne venant de Sélestat. La notre prend la suite. Et me voilà à pied, dans un bien triste équipage, sur cette route dont je connais tous les arbres, avec sur la gauche ces paysages des Vosges si familiers, Ortenbourg et Ramstein, par un temps radieux… J’étais désespéré. Les premiers moments de cette marche ont été terribles, et j’ai pleuré…

Nous constatons que les bornes ont déjà été repeintes en allemand ! La colonne s’étale sur des kilomètres, c’est un spectacle navrant. Au bout de deux ou trois heures de marche, nous apercevons une colonne venant à notre rencontre : des motos étincelantes, des voitures militaires larges, à capot s’abaissant vers l’avant, comme nous en verrons beaucoup par la suite, avec des tas de fanions rigides : Hitler faisant sa tournée d’inspection en Alsace !

Deux arrêts en cours de route. Spectacle réconfortant : tout le long du parcours, dans les villages et aux croisements des routes menant vers les villages écartés de la Nationale, la population nous attend et nous distribue du vin, de l’eau, de la bière ou du café et nous acclame. Qu’est-ce que cela aurait été si nous avions été vainqueurs ! C’était bien utile, car il faisait une chaleur torride. L’attitude de ces paysans a été admirable, et j’ai pu constater plus tard qu’elle avait fait grande impression sur tous les camarades, surtout ceux qui ne connaissaient pas l’Alsace. Et pourtant nos gardiens faisaient tout leur possible pour les écarter, ce qui amena plusieurs fois des bagarres : une espèce de petite brute de sous-officier, circulant le long de la colonne à bicyclette, poussait des hurlements bien caractéristiques et tirait des coups de pistolet en l’air. Apercevant un jeune homme se tenant sur le bord de la route avec un demi à la main, qu’il avait évidemment l’intention de donner à un prisonnier, il se précipita sur lui et, le menaçant de son pistolet, l’obligea à boire la bière. Un autre, apercevant une femme qui puisait de l’eau dans un seau pour la distribuer, renversa le seau d’un coup de pied. La femme le releva avant qu’il ne soit tout à fait vide et lui lança le reste du liquide à la figure. Sous les huées des paysans se trouvant là, le soldat n’osa pas insister et s’éloigna.

Tout le long de la route jusqu’à Strasbourg nous avons ainsi été ravitaillés. Cela m’a mis un peu de baume sur le cœur, et le moral en a été amélioré.

Après deux haltes sur le bord de la route, nous arrivons à Erstein vers 16 heures. Aucun village traversé n’était pavoisé. A Erstein, seul le bâtiment de la sucrerie, dans la cour duquel nous entrons, porte deux grands drapeaux hitlériens. Il semble être le siège de quelque chose d’officiel, car il y a un poste de feldgendarmerie à la porte. Après une heure d’attente dans la cour, on nous conduit sur le terrain de football où nous sommes parqués. Une mitrailleuse installée sur le balcon d’une maison en face de l’entrée du stade est braquée sur le terrain et assure la garde. Malgré cela, des habitants réussissent à nous passer du ravitaillement à travers les trous de la clôture. Pensant passer la nuit là, on commence à s’installer, à dresser des guitounes de fortune etc. Plusieurs camarades sont blessés aux pieds. Quelques médecins, parmi lesquels nous retrouvons notre toubib en second Verbecq, les soignent tant bien que mal. Dans la soirée, pourtant, on nous fait repartir pour un cantonnement plus confortable, et on nous dirige vers les hangars d’une petite usine où sont entreposés des planches et des sacs à sable vides. On s’y installe pour la nuit, et je réussis à me confectionner une couchette passable au sommet d’une pile de planches. Nous n’avons touché aucun ravitaillement officiel durant toute la journée.

Vendredi 28 : Le lendemain, même temps splendide. Des civils réussissent à pénétrer dans la cour de l’usine, et nous distribuent du café. Petite toilette dans la rivière qui passe derrière l’usine. J’écris une carte que je confie à une femme, pour la poster. Elle m’assure qu’elle s’en occupera. Puis on se ré-équipe, et on retourne dans la cour de la sucrerie. Sur le parcours, la population s’est amassée et nous prodigue des encouragements. Une brave femme, un carton plein de paquets de Gauloises dans les bras, les lance dans la colonne. Dans la sucrerie, des femmes sont occupées à faire une soupe dans d’énormes chaudrons, et on nous distribue une ratatouille de choux, pommes de terre et macaronis : c’est délicieux !

Puis nous nous remettons de nouveau en route, par un soleil accablant. Tout le long du chemin c’est le même spectacle que la veille. De nouveau, deux haltes. Beaucoup de traînards n’arrivent pas à suivre et sont ramassés par des camions qui suivent. D’autres, voulant s’alléger au maximum, abandonnent des tas d’affaires dans le fossé. D’autres chantent.

Jusqu’à présent, sauf un pont sauté à Erstein, nous n’avons pas remarqué de traces de la guerre. A l’entrée de Strasbourg, cela commence à changer. Le petit pont en face de la propriété à la sortie de Graffenstaden est détruit. Nous faisons un détour par la propriété où un pont privé derrière la maison permet le passage. Le pont sur l’Ill est aussi sauté, et on nous détourne par Ostwald et Lingolsheim, dernières localités où il y a encore des habitants non évacués. Et nous rentrons dans Strasbourg par la Montagne-Verte où je vois le premier sergent de ville avec un brassard jaune et l’aigle ! Les Boulevards, Place de la Gare, nous ne voyons que très peu de civils déjà rentrés. La ville paraît encore déserte. Nous aboutissons enfin à la caserne Stirn, qui contient déjà pas mal de prisonniers.

Bien qu’assez fatigants, ces deux jours de marche par grande chaleur ne m’ont pas trop fait souffrir. Il faut dire que j’étais très peu chargé. Mais beaucoup de camarades en ont gardé un souvenir extrêmement pénible. Ce qui était le plus fatigant, c’était les a-coups continus, les arrêts, les longues attentes debout en colonne, car en elle-même la distance n’était en somme pas considérable. Pour le moral par contre, cette entrée dans Strasbourg, dans des conditions pareilles, m’a évidemment fait un effet lamentable. J’ai vaguement envisagé d’aller tout bonnement chez moi, me changer, puis regagner Kruth[3]. Mais j’étais trop abruti pour avoir le ressort nécessaire et faire preuve du culot qui m’aurait peut-être permis de réussir. Et puis surtout, on était tellement persuadé que cela n’allait durer que très peu de temps et qu’on allait nous relâcher après quelques formalités, qu’on jugeait inutile d’entreprendre quelque chose de plus dangereux. Cette opinion, nous la trouvions répandue absolument partout, aussi bien chez nos chefs que chez les Allemands, même officiers, avec qui nous avions eu l’occasion de parler. Cela explique que nous nous soyons laissé ainsi conduire comme des moutons, nous précipitant dans la captivité.

A Stirn, il s’agit de trouver à se caser, ce n’est guère commode. Toutes les chambres sont bondées. Je finis par trouver un coin sous le toit, où je m’installe pour la nuit, avec quelques camarades du GRCA 15. Mais c ‘est bien sale : tout est couvert d’une épaisse couche de poussière mêlée à de la suie.

Samedi 29 : Aussi, le lendemain matin, je cherche un endroit un peu mieux. Avec Berton, Lienhart et Vernet, nous nous installons donc dans un coin des écuries. Quelques bas-flancs posés sur les pavés font des couchettes splendides, que nous devons défendre contre deux colonels qui veulent les annexer : triste spectacle d’une dispute avec des officiers supérieurs pour un coin d’écurie ! Grandeur et décadence ! Notre nouveau logement a aussi l’avantage d’être beaucoup plus près de l’unique fontaine de la caserne qui débite un peu d’eau.

Ceci fait, la question du ravitaillement commence à se poser d’une façon angoissante. Il paraît que les cuisines distribuent de la soupe. Une queue énorme se presse en effet devant elles, et au bout de quelques heures d’attente, nous finissons par arriver au guichet, quand on nous annonce qu’il n’y a plus rien. Nous sommes obligés de nous rabattre sur les quelques conserves qui restent.

Les bruits les plus fantaisistes commencent déjà à circuler. Celui qui m’intéresse le plus c’est que les Alsaciens-Lorrains vont être immédiatement libérés. Déjà quelques hommes travaillant à l’électricité, au gaz etc. se rassemblent dans la cours et quittent la caserne.

Devant la grille se pressent des civils, certains y retrouvent des parents, et il y a moyen de communiquer. Lienhart voit arriver son beau-frère qui nous apporte un grand pain et un magnifique saucisson ! C’est splendide.

La journée se traîne lentement. J’erre à travers la caserne ou je regarde à la grille vers le boulevard, mais je ne trouve personne. Dans la soirée arrive une nouvelle colonne d’officiers venant comme nous de Sélestat.

Le soir nous regagnons notre écurie et dormons très bien malgré le peu de confort : on commence à être habitué à la dure… [4][5]

 

 


 

[1] un casque allemand

[2] chargé de la trésorerie et de l’Etat-Civil ; en principe ne monte pas au front.

[3] …où résidait sa mère.

[4] Ainsi se termine ce récit, un peu brutalement, sans doute non terminé. Il a été écrit en plusieurs fois. Les premières pages sont datées de Décembre 1940. A la date du 28/1/42 GH entreprend la rédaction de la bataille d’Epinal du 19 Juin 40. Il reprend son récit fin 44 : dans un premier carnet plein, racontant la journée du 27, il commence une phrase qu’il continue dans un autre carnet, après les notes de lecture des « Deux sources de la morale et de la religion » de Bergson, notes datées de Janvier et de Juillet 44, son agenda mentionnant cette lecture à ces dates. Tête-bêche dans ce même carnet, le récit des derniers jours et de la libération en Avril et Mai 1945 entoure des analyses bibliques.

[5] Comme raconté par d’autres dans « 6000 à l’OFLAG 17A », il a traversé le Rhin à pied le 30 Juin, a été emmené à Mayence et le 2 Juillet il partait en train pour Linz et Göpfritz, puis continuait à pied vers Edelbach et l’OFLAG où il et emménageait le 3 Juillet.